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Guigemar

Le poème ‘Guigemar’, écrit par Marie de France au XIIe siècle, est une œuvre fascinante qui explore les thèmes universels de l’amour, de la souffrance et de la guérison. Cette poésie médiévale, ancrée dans la culture bretonne, raconte l’histoire d’un jeune chevalier, Guigemar, dont la vie bascule lorsqu’il subit une blessure mystérieuse liée à une biche enchantée. À travers son parcours, ce poème soulève des questions profondes sur le destin, l’envie et la passion. En plongeant dans cet univers, les lecteurs découvriront une richesse narrative qui continue de résonner aujourd’hui.
Celui qui traite un beau sujet est fort affligé si son œuvre n’est pas bien réussie. Écoutez, seigneurs, ce que dit
Marie qui ne néglige pas de faire profiter son époque deses talents.
Les gens doivent toujours louer celui dont on ne dit que du bien.
Mais quand il y a dans un pays un homme ou une femme de grand talent, souvent ceux qui envient leurs qualités disent du mal de lui.
Ils veulent rabaisser son mérite.
Pour cela, ils jouent le rôle du chien méchant, lâche et fourbe qui mord les gens par traîtrise.
Si les envieux ou les médisants veulent me critiquer,

je ne me déroberai pas à ma tâche pour autant.
Ils ont le droit de dire du mal d’autrui.

Les contes que je sais véridiques et dont les
Bretons ont fait des lais, je vous les conterai avec concision.
Pour en finir avec cette introduction,

Celui qui traite un beau sujet est fort affligé si son œuvre n’est pas bien réussie. Écoutez, seigneurs, ce que dit
Marie qui ne néglige pas de faire profiter son époque de

ses talents.
Les gens doivent toujours louer celui dont on ne dit que du bien.
Mais quand il y a dans un pays un homme ou une femme de grand talent, souvent ceux qui envient leurs qualités disent du mal de lui.
Ils veulent rabaisser son mérite.
Pour cela, ils jouent le rôle du chien méchant, lâche et fourbe qui mord les gens par traîtrise.
Si les envieux ou les médisants veulent me critiquer,

je ne me déroberai pas à ma tâche pour autant.
Ils ont le droit de dire du mal d’autrui.

Les contes que je sais véridiques et dont les
Bretons ont fait des lais, je vous les conterai avec concision.
Pour en finir avec cette introduction,

Ni en
Lorraine ni en
Bourgogne,

ni en
Anjou ni en
Gascogne,

on ne pouvait trouver en ce temps-là

un chevalier aussi parfait qui fût son égal.

Nature commit toutefois une faute en le formant :

elle le rendit indifférent à tout amour.

Il n’y avait sur terre aucune dame ou jeune fille,

si noble et belle qu’elle fût,

qui, s’il lui avait fait sa déclaration,

ne l’eût pris pour ami.

Plusieurs femmes lui firent souvent des avances

mais il n’éprouvait aucun désir envers elles.

Nul n’avait l’impression

qu’il voulait connaître l’amour.

C’est pourquoi ses amis et les étrangers

le considéraient comme perdu.

C’est ainsi qu’en pleine gloire le jeune chevalier retourne dans son pays pour revoir son père et son seigneur, sa douce mère et sa sœur qui souhaitaient tant le retrouver.
Il resta chez eux un mois entier, je crois.
Il lui prit alors l’envie d’aller chasser. À la nuit tombée, il prévient ses chevaliers, ses veneurs, ses rabatteurs.
De bon matin, il pénètre dans la forêt car il apprécie au plus haut point le plaisir de la

chasse.
Ils étaient sur la piste d’un grand cerf et les chiens furent lâchés.
Les veneurs courent devant et le jeune homme traîne à l’arrière.
Un serviteur lui porte son arc,

son couteau et son chien de chasse.

Guigemar voudrait bien avoir l’occasion de tirer

une flèche avant de quitter la forêt.
Au beau milieu d’un épais buisson, il aperçut une biche et un faon’.
Cette bête était toute blanche avec des bois de cerf sur la tête.
Les aboiements du chien la font bondir.
Guigemar tend son arc et tire sur elle.
Il l’atteint au front.
Elle s’écroule aussitôt.
La flèche fait ricochet et revient frapper
Guigemar de telle manière qu’elle lui traverse la cuisse jusqu’à atteindre le

cheval et à obliger
Guigemar à mettre pied à terre.
Il tombe à la renverse sur l’herbe drue, tout à côté de la biche qu’il avait visée.
La bête qui était blessée avait très mal et gémissait.
Puis elle prononça ces mots: «
Hélas !
Je vais mourir et toi, jeune homme qui m’as blessée, que telle soit ta destinée : puisses-tu ne jamais trouver la guérison!
Ni herbes ni racines, ni médecin ni potion ne pourront te guérir de la plaie que tu as dans la cuisse avant que te guérisse celle qui souffrira pour l’amour de toi de si grandes
peines et une telle douleur

que jamais aucune femme n’en souffrit de semblables.

Et toi, tu souffriras ‘ autant pour elle !

Ce qui provoquera l’émerveillement

de tous ceux qui aiment, auront aimé

ou aimeront dans l’avenir.

Va-t’en d’ici !
Laisse-moi en paix ! »
Guigemar était grièvement blessé.

Ce qu’il venait d’entendre le bouleversait.

Il se mit à réfléchir

au pays où il pourrait se rendre

pour faire guérir sa plaie.

Car il ne voulait pas se laisser mourir.

Il savait pertinemment et se répétait

qu’il n’avait jamais vu aucune femme

à qui il pourrait vouer son amour

et qui pourrait lui ôter sa souffrance.

Il fait venir son valet devant lui :

«Ami, lui dit-il, pars vite et pique des deux!

Dis à mes compagnons de revenir

car je voudrais leur parler ! »

Le valet part au galop et lui reste seul.

Il gémit terriblement.

Avec sa chemise qu’il serre bien,

il bande solidement sa plaie.

Puis il monte à cheval et s’en va.

Il lui tarde bien de s’éloigner.’

Il ne veut voir arriver aucun des siens

qui pourrait le gêner ou le retenir sur place.

Il traversa la forêt

en suivant un chemin verdoyant qui le mena hors de la forêt

jusqu’à la lande ; dans la plaine,

il vit une falaise et une montagne

au pied de laquelle coulait une rivière.

Elle devenait un bras de mer sur laquelle se trouvait un port.

Et, dans ce port, il n’y avait qu’un seul navire

dont
Guigemar aperçut la voile.

La nef se trouvait parfaitement prête à prendre la mer.

Elle était calfatée à l’extérieur et à l’intérieur.

Impossible de voir la moindre jointure.

Pas une cheville, pas un crampon

qui ne fût entièrement en ébène.

Elle valait plus cher qu’aucun trésor au monde.

La voile, entièrement en soie,

montrait toute sa splendeur lorsqu’on la déployait.

Le chevalier restait songeur

car ni dans sa région ni dans tout le pays

on n’avait jamais entendu dire

que des navires pouvaient aborder là.

Il s’avance, descend de cheval

et, tout anxieux, pénètre sur le navire.

Il pensait y trouver des hommes d’équipage

chargés de le garder

mais il n’y avait aucune âme à bord et il ne vit personne.

Au milieu du navire, il trouva un lit

dont les montants et les longerons

étaient d’or gravé selon l’art de
Salomon

et incrusté de cyprès et d’ivoire blanc.

La couette qui le recouvrait

était en soie brodée d’or.

Je suis incapable d’évaluer le prix des draps

mais pour l’oreiller je peux vous dire ceci :

celui qui y poserait la tête

n’aurait jamais de cheveux blancs.

La couverture tout en zibeline

était doublée de pourpre ‘ d’Alexandrie.

Deux chandeliers d’or pur

(le moins beau valait un trésor)

étaient placés à la proue du navire

et garnis de deux cierges allumés.

Tout cela le remplit d’émerveillement.

Il s’appuya sur le lit.

Il s’y reposa même car sa blessure le faisait souffrir.

Puis il se leva et voulut s’en aller ;

mais il ne pouvait plus faire demi-tour.

Le navire se trouvait déjà en haute mer.

Avec lui, il s’éloigne rapidement

car le temps est favorable et le vent souffle.

Il n’est pas question de retourner.

Il est bien triste et ne sait que faire.

Ce n’est pas étonnant s’il est inquiet

car sa blessure le fait beaucoup souffrir.

Il lui faut donc supporter cette aventure.

Il prie
Dieu de le prendre sous sa protection,

d’user de sa puissance pour le conduire à bon port

et lui éviter la mort.

Il se coucha sur le lit et s’endormit.

Aujourd’hui, il a franchi le cap le plus difficile.

Avant le soir, il parviendra

à l’endroit où il obtiendra sa guérison,

à l’orée d’une vieille cité

qui était la capitale de ce royaume.
Le seigneur qui la gouvernait

était un vieillard marié

à une femme de haute naissance,

noble, courtoise, belle et avisée.

Le mari était extrêmement jaloux

car
Nature veut

que tous les vieux soient jaloux.

Aucun ne supporte l’idée d’être cocu ;

c’est l’âge qui contraint d’en passer par là!

Le vieux surveillait sa femme et ce n’était pas

pour rire.
Dans un jardin, au pied du donjon, il y avait un enclos fermé de toutes parts par un mur de marbre vert qui était très large et très haut.
Il n’y avait qu’une seule entrée gardée jour et nuit.

A l’opposé, la mer formait un obstacle.
Nul ne pouvait sortir ou entrer si ce n’est à bord d’un bateau, quand les besoins du château l’exigeaient.
A l’intérieur de la muraille, le seigneur avait fait

construire une chambre pour mettre sa femme en sûreté.
Il n’y avait pas de plus belle chambre au monde.
La chapelle se trouvait à l’entrée et tous les murs de la chambre étaient peints.
Vénus, la déesse de l’amour, y était bien représentée.
Elle montrait les caractères et la nature du comportement amoureux et de ses devoirs ainsi que la nature d’un service d’amour loyal.
Elle jetait dans un grand feu le livre où
Ovide enseigne comment chacun peut réprimer son amour’.
Elle excommuniait tous ceux qui, à l’avenir, liraient ce livre ou suivraient son enseignement.

C’est dans cette chambre que la dame avait été

mise et emprisonnée.
Elle avait à son service une jeune fille de belle noblesse et de grande éducation.
C’était son mari qui la lui avait donnée; il s’agissait de sa propre nièce, une fille de sa

sœur.
Entre les deux femmes régnait une grande amitié.
La jeune fille restait auprès de la dame quand le

mari partait en voyage.
Jusqu’à son retour,

ni homme ni femme n’aurait pu entrer ni franchir le mur pour sortir.
Un vieux prêtre avec barbe et cheveux blancs gardait la clé de cette porte.
Il avait perdu tous les attributs de sa virilité; autrement on n’aurait pas eu confiance en lui.
Il célébrait l’office divin devant la dame et lui servait ses repas.

Le même jour, tôt dans l’après-midi, la dame s’était rendue dans le jardin.
Elle avait dormi après le repas et elle était allée se distraire avec la jeune fille pour toute compagnie.
Elles regardent vers le bas en direction du rivage et voient le navire, à marée montante, qui arrivait au port, toutes voiles dehors, mais elles ne voient personne le conduire.
La dame veut prendre la fuite et ce n’est pas étonnant qu’elle ait peur.
Elle en a le visage tout rouge.
Mais la jeune fille, qui était avisée et bien plus courageuse, la réconforte et la rassure.

Elles se dirigent en hâte vers le navire.

La jeune fille enlève son manteau

et pénètre dans le navire qui était très beau.

Elle ne trouve âme qui vive

à l’exception du chevalier qui dormait.

Elle vit qu’il était pâle et le crut mort.

Elle s’arrête et l’examine

puis retourne sur ses pas

et appelle aussitôt la dame.

Elle lui dit toute la vérité

et se lance dans une déploration sur le mort qu’elle

a vu.
La dame lui répond : «
Allons là-bas !
S’il est mort, nous l’enterrerons; notre prêtre nous y aidera.
Mais si je le trouve en vie, il parlera. »
Elles partent ensemble sans tarder : la dame d’abord et la jeune fille ensuite.
Après être entrée dans le navire, la dame s’arrêta devant le lit.
Elle regarda le chevalier et se lamenta sur ce qui était arrivé à son corps et

à sa beauté.
Elle était triste et peinée pour lui et disait que sa jeunesse avait été brisée.
Elle pose la main sur la poitrine du jeune homme et sent qu’il est encore chaud et que son cœur est

en bonne santé puisqu’il bat dans sa poitrine.
Le chevalier encore endormi s’éveilla soudain et vit la dame.
Il s’en réjouit et la salua.

Il comprend bien qu’il est arrivé sur un rivage.
Quant à la dame, anxieuse et en larmes,

elle lui répond fort aimablement

et lui demande

comment il est venu et de quel pays,

s’il s’est exilé à cause de la guerre.

«
Dame, dit-il, ce n’est pas cela!

Mais si vous souhaitez que je vous dise

la vérité, je vais vous la conter :

je ne vous cacherai rien.

Je suis de
Petite
Bretagne

et aujourd’hui je suis allé au bois pour chasser.

J’ai atteint une biche blanche

et la flèche a fait ricochet ;

elle m’a blessé si grièvement à la cuisse

que plus jamais je ne pense être guéri.

La biche se plaignit et se mit à parler ;

elle me maudit avec force et me voua

à ne jamais connaître la guérison

sinon par une jeune femme

que je ne sais où trouver.

Après avoir entendu le sort qui m’était destiné,

j’ai rapidement quitté la forêt.

J’ai vu ce navire dans un port

et j’ai eu la folie d’y monter.

Le navire est parti en m’emportant.

Je ne sais pas où j’ai abordé

ni comment cette cité se nomme.

Noble dame, au nom de
Dieu, je vous en prie !

Conseillez-moi, s’il vous plaît,

car je ne sais pas où me rendre

et je ne suis pas capable de diriger le navire. »

Elle lui répond: «Noble et cher seigneur,

je vous conseillerai bien volontiers.

Cette cité appartient à mon mari

ainsi que tous les environs.

C’est un personnage puissant et de grande noblesse

mais il est très âgé

et atrocement jaloux.

Je veux vous l’assurer:

il m’a enfermée dans cet enclos.

Il n’y a qu’une seule entrée.

Un vieux prêtre garde la porte.

Que
Dieu le livre aux flammes de l’enfer !

Je suis enfermée ici nuit et jour

et je ne suis pas assez hardie

pour sortir si le prêtre ne me l’a pas ordonné

sur l’ordre de mon mari.

J’ai ici ma chambre et ma chapelle.

Cette jeune fille me tient compagnie.

S’il vous plaît d’y rester

jusqu’à ce que vous puissiez reprendre votre

voyage, nous vous hébergerons volontiers et nous vous servirons de bon cœur. »
Après avoir entendu ces paroles, il remercie très aimablement la dame et lui dit qu’il restera à ses côtés.
Il se lève du lit et se met sur pieds.
Les deux femmes l’aident avec difficulté.
La dame l’emmène dans sa chambre.
C’est sur le lit de la jeune fille, derrière un paravent qui servait de rideau dans la chambre, que le jeune homme fut allongé.
Elles lui apportèrent de l’eau dans un bassin d’or et lui lavèrent sa plaie et sa cuisse.
Avec un bon tissu de lin blanc, elles lui ôtèrent le sang tout autour et lui firent un pansement bien serré.

Elles lui témoignèrent toute leur attention.

Le soir, quand leur repas fut servi,

la jeune fille préleva de la nourriture

pour que le chevalier en eût à satiété.

Il a bien mangé et bien bu !

Mais l’amour l’avait frappé au vif

et son cœur était en proie à une grande lutte

car la dame l’a si profondément blessé

qu’il en a complètement oublié son pays.

Sa plaie ne lui fait plus mal du tout.

Il pousse de profonds soupirs.

Il prie la demoiselle qui doit veiller sur lui

de le laisser dormir.

Alors, elle s’en va et le laisse seul

après qu’il lui a donné son congé.

Elle partit rejoindre sa dame

qui brûlait de la même flamme

dont
Guigemar était saisi

et qui embrasait et enflammait son cœur.

Le chevalier restait seul ; il était songeur et souffrait beaucoup.
Il ne sait pas encore ce que cela signifie mais pourtant il s’aperçoit bien que s’il ne reçoit pas sa guérison de cette dame il est absolument certain de mourir. «
Hélas ! se dit-il, que faire ?
J’irai la trouver et j’implorerai sa pitié et sa merci ‘

pour ce pauvre malheureux, tout désemparé.
Si elle est trop orgueilleuse et trop dure pour repousser ma prière,

alors il ne me restera plus qu’à mourir de douleur ou à languir pour toujours de ce mal. »
Alors il poussa un soupir ; peu de temps après.

il lui vint une nouvelle idée

et il se dit qu’il lui fallait supporter ce mal,

car ainsi fait celui qui n’a pas le choix.

Toute la nuit, il a veillé,

soupiré et souffert.

Il ne cesse de se rappeler

les paroles et l’air,

les yeux vifs et la belle bouche

dont la douceur lui touche le cœur.

Dans un murmure, il implore sa pitié

et pour un peu il l’appellerait son amie.

Si lui-même avait su ce qu’elle ressentait

et à quel point l’amour la tourmentait,

il en aurait été très heureux, je crois.

Un peu de soulagement

aurait allégé la souffrance

qui faisait pâlir son visage.

Si lui-même souffrait de son amour pour elle,

elle de son côté ne pouvait guère s’en féliciter.

De bon matin, avant le lever du jour,

la dame s’était levée.

Elle n’avait pas dormi et elle s’en plaignait.

Voilà bien l’effet de l’amour qui l’étreint !

La jeune fille qui se trouvait à ses côtés

avait parfaitement compris au visage

de sa dame que celle-ci aimait

le chevalier qui séjournait

dans la chambre dans l’attente de sa guérison.

Mais elle ne sait pas s’il l’aime ou non.

Pendant que la dame était dans la chapelle,

la jeune fille alla trouver le chevalier.

Elle s’assit devant le lit; le chevalier s’adressa à elle et lui dit : «Amie, où est donc allée ma dame?

Pourquoi s’est-elle levée d’aussi bon matin ? »

Puis il se tut et soupira.

La jeune fille lui répondit :

«
Seigneur, vous êtes amoureux !

Évitez de trop dissimuler vos sentiments !

Vous pouvez aimer de telle sorte

que votre amour sera bien placé.

Celui qui voudrait aimer ma maîtresse

devrait la tenir en grande estime.

Cet amour serait exemplaire

si vous étiez fidèles l’un à l’autre

car vous êtes beaux tous les deux. »

Il répondit à la jeune fille :

«Je suis enflammé d’un tel amour

que le pire pourrait bien m’arriver

si je ne reçois pas aide et secours!

Conseillez-moi, ma douce amie !

Comment m’y prendre avec cet amour?»

Avec une grande douceur, la jeune fille

réconforte le chevalier

et l’assure de son aide ;

elle fera tout ce qu’elle peut pour lui.

Elle était fort gentille et d’une grande courtoisie.

Après avoir entendu la messe, la dame revint sans tarder.
Elle voulait savoir ce que faisait celui à qui son cœur vouait un amour infini : s’il veillait ou s’il dormait.
Or, voici que la jeune fille l’appelle et lui demande de venir auprès du chevalier.
Elle pourra tout à loisir lui montrer et lui exprimer ses sentiments, que cela lui vaille profit ou dommage.
Il la salue et elle fait de même.

Ils sont l’un et l’autre dans un grand trouble.

Il n’ose pas lui faire sa déclaration

car il vient d’un pays étranger.

S’il lui révèle ses sentiments, il craint

d’être haï d’elle ou mis à l’écart.

Mais, si l’on ne montre pas son mal,

il est difficile d’obtenir sa guérison.

L’amour est une plaie intérieure

qui ne transparaît pas au-dehors.

C’est un mal qui résiste longtemps

parce qu’il vient de
Nature.

Beaucoup s’en moquent,

comme ces ignobles galants

qui font les jolis cœurs partout

et qui se vantent ensuite de leurs succès.

Ceci n’est pas de l’amour, mais de la folie,

de la perversité et de la débauche.

Quand on peut trouver un amant loyal,

il faut le servir, l’aimer

et lui obéir.

Guigemar ressentait un profond amour :

ou bien il recevra un prompt secours

ou il lui faudra vivre à l’encontre de ses désirs.

L’amour lui donne de la hardiesse

et il révèle à la dame son désir.

«
Dame, dit-il, je meurs pour vous !

Mon cœur est profondément troublé.

Si vous ne voulez pas me guérir,

alors il me faudra mourir.

Je vous demande votre amour,

belle dame, ne me repoussez pas ! »

Après l’avoir bien écouté,

elle lui répondit aimablement

et lui dit en souriant: «Ami,

ce serait prendre une décision hâtive

que de vous accorder votre demande !

Je ne suis pas coutumière de cet état de fait.


Ma dame, fait-il, au nom de
Dieu, pitié !

Ne vous fâchez pas de ce que je vais vous dire.

Une femme de mœurs légères

cherche longtemps à se faire prier

pour se faire apprécier afin qu’on ne puisse pas penser

qu’elle use et abuse du plaisir d’amour.

Mais une dame aux pensées pures,

pleine de mérite et d’intelligence,

si elle trouve un homme à sa convenance

ne se montrera pas trop cruelle.

Bien au contraire, elle l’aimera et en retirera de la joie.

Avant que personne ne le sache ou l’apprenne,

ils auront tiré bien du profit de leur amour.

Belle dame, mettons un terme à cette discussion ! »

La dame comprend qu’il dit vrai

et elle lui accorde aussitôt

son amour et il lui donne un baiser.

Guigemar est heureux à présent.

Ils couchent ensemble et se parlent ;

ils échangent des baisers et s’enlacent.

Ils n’ont plus qu’à s’occuper maintenant de la suite,

de tout ce que les amants ont coutume de faire.
Pendant un an et demi, il me semble,

Guigemar vécut avec son amie.

Leur vie fut remplie de délices.

Mais
Fortune ‘ qui sait toujours rappeler sa présence

fait tourner sa roue en peu de temps ;

elle élève l’un et rabaisse l’autre.

Tel est le sort qui attendait les amants

car ils finissent par être découverts !

Un matin d’été, la dame était couchée près du jeune homme.
Elle lui baisait la bouche et le visage ; puis elle lui dit : «
Cher et doux ami, mon cœur me dit que je vais vous perdre.
On nous suivra et on va nous découvrir.
Si vous mourez, je veux mourir aussi, et si vous pouvez me quitter, vous trouverez un autre amour et moi je resterai en proie à ma douleur.


Dame, dit-il, ne parlez pas de la sorte !
Que je n’éprouve plus jamais joie ni paix

si jamais je me tourne vers une autre femme !
N’ayez aucune crainte à ce propos!


Ami, donnez-moi un gage !
Remettez-moi votre tunique.
Avec le pan de dessous,

je ferai un nœud.

Je vous donne la permission, où que ce soit,

d’aimer celle qui défera ce nœud

et qui saura le défaire. »

Il lui donne la tunique et prête serment.

La dame y fait le nœud de telle manière

qu’une femme serait incapable de le défaire

sans employer de ciseaux ou un couteau.

Puis elle lui rend la tunique.

Il l’accepte mais à condition

de recevoir également d’elle un gage :

il consistait à porter la ceinture

dont il ceignait à nu sa peau

et qui lui serrait les flancs.

Celui qui pourra ouvrir la boucle

sans briser ni découper la ceinture,

il la prie de l’aimer.

Puis il l’embrasse et les choses en restent là.

Le jour même, ils furent aperçus, découverts et pris sur le fait par un chambellan soupçonneux envoyé par son maître.
Il voulait parler à la dame mais ne parvint pas à entrer dans la chambre.
Il les aperçut par une fenêtre.
Il alla trouver son maître et lui rapporta tout.
Quand son maître l’eut écouté, il éprouva le plus grand trouble de sa vie.
Il convoqua trois de ses proches et se rendit aussitôt dans la chambre.
Il en fait défoncer la porte et trouve le chevalier à l’intérieur.
Sous l’emprise de sa grande colère, il donne l’ordre de le tuer.
Guigemar se leva et n’eut même pas peur.
Il saisit une grosse perche de sapin sur laquelle on suspendait les vêtements puis il les attendit.
Il comptait bien leur faire du mal.
Avant de les laisser s’approcher, il les aurait tous mis à mal.
Le seigneur le regarda et lui demanda qui il était, d’où il venait et comment il était entré là.
Guigemar lui raconte comment il est arrivé et comment la dame l’a gardé à ses côtés.

Il lui parle de la prophétie

de la biche blessée,

du navire et de sa plaie.

Maintenant, il était entièrement sous le pouvoir du seigneur des lieux.

Ce dernier lui répond qu’il ne croit pas son histoire.

Si c’était la vérité

et s’il pouvait retrouver le navire,

il rejetterait
Guigemar à la mer.

Et si
Guigemar en réchappait, il en serait désolé !

Il préférerait plutôt le voir noyé.

Une fois que le seigneur lui eut donné des garanties,

ils trouvèrent le navire et y placèrent
Guigemar.

Le navire s’en retourna vers son pays.

Il naviguait bien, sans tarder.

Le chevalier soupirait et pleurait.

Il ne cessait de regretter la dame

et priait le
Dieu tout-puissant

de lui accorder une prompte mort

et de ne jamais parvenir à bon port

s’il ne peut retrouver son amie

qu’il aime bien plus que sa vie.

Tandis qu’il s’adonne à sa douleur,

le navire arrive au port

où il l’avait trouvé la première fois.

C’était tout près de son pays.

Guigemar débarque le plus vite possible.

Un jeune homme qu’il avait formé

et qui recherchait un chevalier

tenait un destrier par la bride.

Le jeune homme se retourna,

le reconnut et l’appela.

En voyant son maître, il mit pied à terre

pour lui remettre le cheval.

Ils partent ensemble et tous les amis de
Guigemar

sont heureux de le revoir.

Il fut très fêté dans son pays

mais il restait toujours muet et soucieux.

On voulait qu’il prît femme

mais il refusa cette éventualité.

Ni la richesse ni l’amour

ne lui feront prendre femme

sauf si l’une d’elles peut déplier

sa tunique sans la déchirer.

La nouvelle se répand dans toute la
Bretagne.

Il n’y a dame ni jeune fille

qui n’aille tenter l’épreuve

mais aucune ne peut déplier la chemise.

Je veux vous parler de la dame que
Guigemar aime tant.
Sur le conseil d’un de ses barons, le mari l’a emprisonnée dans une tour de marbre gris.
Elle souffre le jour et la nuit encore plus.
Personne au monde ne pourrait évoquer la grande peine et le martyre, la peine et la douleur que la dame souffre dans la tour.
Elle y resta deux ans et même plus, je crois, sans jamais goûter joie ni plaisir.
Elle ne cesse de regretter son ami : «Guigemar, seigneur, c’est pour mon malheur

que je vous ai rencontré !
Je préférerais mourir tout de suite plutôt que de souffrir longtemps encore.
Ami, si je peux m’échapper,

j’irai me noyer là où vous avez été livré

à la mer. »
Elle se leva

et, toute hébétée, s’approcha de la porte.

Elle ne trouva ni clé ni serrure

et se risqua au-dehors ;

il n’y avait personne pour lui faire obstacle.

Elle arrive au port et trouve le navire.

Il était amarré au rocher

près duquel elle voulait se noyer.

Quand elle voit le navire, elle y pénètre

mais il lui vient à l’esprit

que son ami s’est noyé là.

Alors, elle ne peut plus tenir sur ses jambes.

Si elle avait pu parvenir au bastingage,

elle se serait laissée tomber dans l’eau.

Elle souffre un tourment et une peine immenses.

Le navire s’en va et l’emporte rapidement.

Elle arriva dans un port de
Bretagne,

au pied d’un magnifique château fort.

Le seigneur à qui appartenait ce château

s’appelait
Mériadoc.

Il était en guerre contre son voisin.

Mériadoc s’était levé de bon matin

parce qu’il voulait envoyer ses hommes

ravager la terre de son ennemi.

Il se tenait devant une fenêtre

et il vit le navire arriver.

Il descendit l’escalier,

appela son chambellan

et ils se dirigèrent en hâte vers le navire.

Ils montèrent à bord à l’aide de l’échelle

et trouvèrent à l’intérieur la dame,

belle comme une fée.

Il s’empara d’elle en la saisissant par le manteau

et l’emmena avec lui dans son château.

Il était heureux de sa trouvaille

car elle était extrêmement belle.

Quel que soit celui qui a pu la mettre dans le

navire, il comprend bien qu’elle est de haute naissance.

Jamais il ne voua à une femme l’amour qu’il vouait à celle-ci.
Mériadoc avait une sœur qui n’était pas encore

mariée.
Il lui confia la dame et l’emmena dans sa très belle chambre.
On la servit et on l’honora beaucoup.
Mériadoc lui procura de riches vêtements et de

belles parures mais la dame restait toujours morne et soucieuse.
Il va souvent lui parler car il l’aime de tout son cœur.
Il la sollicite mais elle n’en a cure.
Elle lui montre plutôt la ceinture : jamais elle n’aimera un homme sauf celui qui saura l’ouvrir sans la briser.
Après l’avoir écouté, il lui répond avec colère : «
Il y a aussi dans ce pays un chevalier de grande valeur.
Il refuse de prendre femme à cause d’une tunique dont le pan droit est noué.
Il est impossible de le dénouer sinon avec des ciseaux ou un couteau.
C’est vous, je pense, qui avez fait ce nœud ! »
A ces mots, la dame soupira.
Elle manqua de s’évanouir.

Il la reçoit dans ses bras

et tranche les lacets de sa tunique.

Il voulait ouvrir la ceinture

mais il ne put en venir à bout !

Par la suite, il soumit à cette épreuve

tous les chevaliers du pays.

Les choses en restèrent là fort longtemps jusqu’au jour où
Mériadoc organisa un tournoi ‘ pour affronter son ennemi.
Il envoya chercher des chevaliers qu’il garda à

ses côtés.
Il savait parfaitement que
Guigemar viendrait et il lui demanda, en échange de services rendus comme ami et compagnon, de ne pas lui faire défaut en cette circonstance et de venir à son aide.
Guigemar s’y rendit en bel équipage.
Il emmena avec lui plus de cent chevaliers.
Mériadoc le logea dans son donjon avec de grands honneurs.
Il prie sa sœur de venir à sa rencontre et lui fait dire par deux chevaliers de se parer et de venir au-devant de
Guigemar en emmenant la dame qu’il aime tant.
Sa sœur lui obéit.
Somptueusement vêtues, elles arrivent dans la grande salle en se tenant

par la main.
La dame était soucieuse et pâle.
Elle entend le nom de
Guigemar.
Elle ne peut plus se soutenir.
Si la demoiselle ne l’avait pas retenue, elle serait tombée par terre.

Le chevalier se leva devant elles.

Il vit la dame et regarda

son visage et son air.

Il recula quelque peu et dit :

«Est-ce bien ma douce amie,

mon espérance, mon cœur, ma vie,

ma belle dame qui m’a aimé ?

D’où vient-elle?
Qui l’a amenée ici?

Mais je suis fou !

Je sais bien que ce n’est pas elle.

Les femmes se ressemblent beaucoup.

Ma pensée divague pour un rien.

Pourtant, comme elle ressemble

à celle pour qui mon cœur soupire et tremble !

Je lui parlerai volontiers. »

Alors le chevalier s’avance,

il lui donne un baiser et s’assoit à côté d’elle.

Il ne dit pas un seul autre mot,

excepté qu’il lui demande de s’asseoir.

Mériadoc les observa

et leur air le gêna fort.

Il interpelle
Guigemar en souriant :

«
Seigneur, dit-il en parlant de sa sœur, si vous

vouliez bien, cette jeune fille tenterait bien de dénouer votre tunique pour voir si elle a une chance de réussir. »
Guigemar lui répondit : «
Je veux bien. »
Et il appela un chambellan qui avait la garde de la tunique.
Il lui ordonna de l’apporter.
On la confia à la sœur de
Mériadoc qui ne réussit pas à la dénouer.

Quant à la dame, elle reconnut parfaitement le

nœud mais son cœur était au supplice car elle tenterait volontiers l’épreuve si elle le pouvait ou si elle l’osait.
Mériadoc s’en était rendu compte ; il en fut affligé au possible. «
Dame, dit-il, essayez donc de défaire ce nœud ! » À cette invitation, elle saisit le pan de la tunique et le dénoua facilement.
Le chevalier s’en émerveille.
Il la reconnaît bien mais pourtant il ne peut croire que c’est vraiment elle.
Il lui parle en ces termes : «
Amie, douce amie, est-ce bien vous ?
Dites-moi la vérité !
Laissez-moi voir sur vous la ceinture que je vous ai mise ! »
Il touche alors ses flancs et trouve la ceinture : «
Belle amie, quel hasard de vous retrouver ici !
Qui vous a amenée jusqu’ici?»
Elle lui raconta alors la souffrance, les grandes peines et la tristesse qu’elle ressentit dans la prison où elle était et comment il lui arriva de pouvoir s’échapper.

Elle voulait se noyer mais elle trouva le navire ; elle y entra et arriva dans ce port où le chevalier l’a retenue.
Il lui a témoigné de grands égards

mais n’a cessé de requérir son amour.
Maintenant sa joie est revenue : «
Ami, emmenez la femme de votre cœur ! »
Guigemar se leva : «Seigneurs, dit-il, écoutez-moi.
Je viens de reconnaître ici l’amie que je pensais avoir perdue.
Je prie et j’implore
Mériadoc de me la rendre, par pitié !
Je deviendrai son homme lige.
Je le servirai pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers et même plus ! »
Mais
Mériadoc répondit : «
Guigemar, cher ami, je ne suis pas démuni ni acculé par une guerre quelconque au point que vous deviez me faire cette requête.
Je l’ai trouvée, je la garderai, et je la défendrai contre vous ! »
A ces mots,
Guigemar presse ses hommes de monter à cheval.
Il quitte les lieux en défiant
Mériadoc.
Il est surtout désolé d’abandonner son amie.
Guigemar emmène avec lui tous les chevaliers qui étaient venus dans la ville pour participer au tournoi.
Chacun l’assure de son aide : ils iront avec lui, où qu’il aille.
Honte à celui qui lui fera défaut !
La nuit, ils arrivent au château du seigneur en guerre contre
Mériadoc.
Le seigneur les hébergea en se réjouissant beaucoup de l’aide de
Guigemar.

Il comprit que la guerre était finie.

Le lendemain, de bon matin, ils se levèrent

et s’équipèrent dans leurs logis.

Ils quittèrent bruyamment la ville

sous la conduite de
Guigemar.

Ils arrivèrent au château de
Mériadoc et donnèrent l’assaut.

Mais c’était un château fortifié et ils échouèrent.

Guigemar fit alors le siège de la ville.

Il n’était pas disposé à le lever avant de l’avoir prise.

Comme le nombre de ses amis et de ses hommes croissait sans cesse,

il put réduire les assiégés à la famine.

Il prit et détruisit le château

et tua le seigneur qui s’y trouvait.

Tout joyeux, il emmena son amie

et il fut enfin au bout de ses peines.
Du conte que vous venez d’entendre

on a composé ‘ le lai de
Guigemar

qu’on joue sur la harpe et la rote.

Sa musique est douce à entendre.

Le récit de Guigemar nous invite à réfléchir sur la nature complexe de l’amour et des sacrifices qu’il exige. N’hésitez pas à partager vos impressions sur ce poème intemporel et à explorer d’autres œuvres de Marie de France pour découvrir davantage de ses écrits enchanteurs.

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