Le Jardin des Larmes Oubliées
Ses pas foulent l’ombre épaisse d’un jardin clos de noirceur,
Les murs suintent l’éternel secret des heures mortes,
Ses mains tremblent en cherchant la clé rouillée du cœur.
Ici, chaque pierre murmure un nom jadis tendre,
Chaque allée sinueuse est un pli du temps perdu,
Le jet d’eau tarit sa plainte en un soupir de cendre,
Et la terre se souvient des rires ensevelis.
Il s’assied sur le banc gris où le lierre complote,
Ses yeux creusent le brouillard des matins révolus,
«Ô toi qui dormais ici sous les ailes des violettes,
Entends-tu monter la marée des remords dévêtus ?»
Le vent arrache aux tilleuls des feuillages en lambeaux,
Dans leur chute, il voit danser une robe d’autrefois,
Celle d’une enfant courant vers les lys et les hannetons,
Avec des rubans au ciel noués dans ses doigts froids.
«Claire…» Ce nom se brise aux dents de l’air nocturne,
Un écho répond plus loin, faible comme un sanglot,
Il revoit le cerisier où pendait leur urne fragile,
Promesse scellée en avril sous les pétales en sursaut.
«Nous planterons une rose au premier jour de l’été,
Une rougeur si vive qu’elle percera les nuages,
Et si l’un meurt avant que ne s’ouvre sa clarté,
L’autre jurera d’arroser son absence à tous les orages.»
Mais l’été vint avec lui ses fièvres clandestines,
Un lit de sueur et de draps brûlants l’emprisonna,
Elle partit en secret avec les feuilles de la Saint-Jean,
Sans un adieu, sans un geste, sans même un dernier bras.
Le vieil homme se lève, titube vers la gloriette,
Où gît un sécateur mangé par les pleurs du sel,
Il creuse la terre avare avec ses ongles de squelette,
Cherchant la racine morte d’un serment immortel.
Soudain, un éclat de rire effleure les groseilliers,
Il se retourne : un reflet glisse entre les ifs penchés,
«Frère, où donc est ta rose ?» murmure le rosier stérile,
Sa voix est une aiguille de givre dans le crépuscule tari.
«J’ai attendu cent printemps que ta pelle libère l’aube,
J’ai grelotté sous la neige des hivers sans pardon,
Mais ton cœur s’est enfui vers les plaines sans globes,
Laissant pourrir nos graines au fond du noir jadon.»
Il s’effondre, serrant contre lui les cailloux hostiles,
La pluie commence à tisser son linceul transparent,
«Pardonne-moi, Claire… J’ai cru les chemins faciles,
Mais chaque pas m’éloignait de notre firmament.»
La nuit tombe en cendres sur les dalles disjointes,
Un rayon lunaire perce les nuages en lambeaux,
Il croit voir une main tendue vers les empreintes,
Et s’élance en trébuchant vers le mirage des eaux.
«Attends ! Je planterai l’oubli pour qu’enfin tu renaisses !»
Mais la terre se dérobe en un rire de serpent,
Ses doigts ne rencontrent que poussière et détresse,
Le jardin tout entier gémit, se déchire lentement.
Les murs croulent, les fleurs se changent en poussière,
Le banc n’est plus qu’un spectre de bois calciné,
Il appelle en vain celle que le temps refuse en prière,
Tandis que son corps s’enfonce dans le sol condamné.
Au matin, les passants diront qu’un vieil arbre a surgi,
Tordant ses branches nues vers le ciel implacable,
Et que parfois, quand la brume étend son linceul gris,
On entend deux voix mêlées pleurer un rêve incassable.
Mais nul ne saura jamais que sous l’écorce rugueuse,
Battent deux cœurs enlacés par les racines du remords,
L’un jurant encore d’apaiser la soif de l’absente ombreuse,
L’autre répétant sans fin : «Je t’attendais, je t’attends encore…»
Le jardin n’est plus qu’un champ de ruines qui soupire,
Où errent les fourmis lourdes de miettes d’éternité,
Et chaque pétale tombé devient une page à relire,
Un poème inachevé où gît l’amour mutilé.
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