Le Poème de l’Arbre de Victor de Laprade: Une Exploration Enrichie
A un grand arbre
Heureux est le grand arbre aux feuillages épais ;
Dans son corps large et sain la sève coule en paix,
Mais le sang se consume en nos veines brûlantes.A la croupe du mont tu sièges comme un roi ;
Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie ;
Je voudrais échanger ton être avec ma vie,
Et me dresser tranquille et sage comme toi.Le vent n’effleure pas le sol où tu m’accueilles ;
L’orage y descendrait sans pouvoir t’ébranler ;
Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler,
Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles.L’aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil ;
Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche,
La lune aux pieds d’argent descend de branche en branche,
Et midi baigne en plein ton front dans le soleil.L’éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes ;
Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois ;
Au commun réservoir en silence tu bois,
Enlacé dans ces flancs où dorment tous les germes.Salut, toi qu’en naissant l’homme aurait adoré !
Notre âge, qui se rue aux luttes convulsives,
Te voyant immobile, a douté que tu vives,
Et ne reconnaît plus en toi d’hôte sacré,
Ah ! moi, je sens qu’une âme est là sous ton écorce :
Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu ;
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut ! Un charme agit et s’échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature ;
Un esprit revêtu d’écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise ;
Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser ;
Que j’existe un moment sans vouloir ni penser :
La volonté me trouble, et la raison me pèse.
Je souffre du désir, orage intérieur ;
Mais tu ne connais, toi, ni l’espoir, ni le doute,
Et tu n’as su jamais ce que le plaisir coûte ;
Tu ne l’achètes pas au prix de la douleur.
Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve,
Les promesses du ciel ne valent pas l’oubli ;
Dieu même ne peut rien sur le temps accompli ;
Nul songe n’est si doux qu’un long sommeil sans rêve.
Le chêne a le repos, l’homme a la liberté…
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines !
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C’est être dieu soi-même, et c’est ta volupté.
Verse, ah ! verse dans moi tes fraîcheurs printanières,
Les bruits mélodieux des essaims et des nids,
Et le frissonnement des songes infinis ;
Pour ta sérénité je t’aime entre nos frères.
Si j’avais, comme toi, tout un mont pour soutien,
Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses,
Si l’Aurore humectait mes cheveux de ses roses.
Si mon coeur recélait toute la paix du tien ;
Si j’étais un grand chêne avec ta sève pure,
Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier,
J’abriterais l’abeille et l’oiseau familier
Qui, sur ton front touffu, répandent le murmure ;
Mes feuilles verseraient l’oubli sacré du mal ;
Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse ;
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse
Écouter ce silence où parle l’idéal.
Nourri par la nature, au destin résignée,
Des esprits qu’elle aspire et qui la font rêver,
Sans trembler devant lui, comme sans le braver,
Du bûcheron divin j’attendrais la cognée.
Victor de Laprade (1812-1883) : Un Poète entre Romantisme et Parnasse
Victor de Laprade est une figure marquante de la poésie française du XIXe siècle. Bien qu’inscrit dans le mouvement romantique par son lyrisme et son amour de la nature, il se distingue par un souci de la forme et une recherche de la beauté idéale qui annoncent le parnasse. Élu à l’Académie française, Laprade laisse une œuvre empreinte de spiritualisme, où la nature est source d’inspiration, de sagesse et de paix.
Thèmes Clés du Poème:
- La Nature comme Refuge:Le poème exprime un désir profond d’échapper aux agitations et aux souffrances humaines en se réfugiant dans la sérénité de la nature. L’arbre, majestueux et immobile, devient un symbole de paix et un modèle de sagesse. « A la croupe du mont tu sièges comme un roi ; Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie…«
- Contemplation et Méditation:Le Poème de l’Arbre est une invitation à ralentir, à observer et à méditer. L’arbre, dans son silence, nous enseigne une forme de sagesse passive et contemplative. « Je voudrais échanger ton être avec ma vie, Et me dresser tranquille et sage comme toi.«
- Contraste Homme/Nature:Le poème souligne l’opposition entre l’homme, « aux veines brûlantes« , agité par ses désirs et ses soucis, et l’arbre, « large et sain« , où « la sève coule en paix« . Ce contraste révèle les tourments humains et aspire à la sérénité du monde végétal.
- Le Temps et l’Éternité:L’arbre, être séculaire, évoque la permanence et l’éternité face à la brièveté de la vie humaine et à ses « luttes convulsives« . « Salut, toi qu’en naissant l’homme aurait adoré ! Notre âge, qui se rue aux luttes convulsives, Te voyant immobile, a douté que tu vives…«
- Une Dimension Sacrée de la Nature:Le poème suggère une vision presque panthéiste de la nature, où celle-ci est habitée par « l’esprit calme des dieux » et devient un objet de vénération. « Salut ! Un charme agit et s’échange entre nous. Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature…«
Beauté Formelle et Sensorielle:
- Musicalité du Vers :Le poème est écrit en alexandrins, vers nobles de la poésie classique et romantique, et richement rimés. Laissez-vous porter par la musicalité du poème en le lisant à voix haute.
- Images Sensorielles Riches :Le poème déploie une palette d’images qui sollicitent nos sens : la lumière de l’aube, la lune argentée, l’ombre apaisante, le murmure des feuilles, les « fraîcheurs printanières« . Une véritable peinture verbale de la nature.
- Métaphores et Personnifications :Laprade utilise avec talent les métaphores et les personnifications pour rendre l’arbre vivant et expressif, créant une relation intime entre l’homme et le végétal. « Ah ! moi, je sens qu’une âme est là sous ton écorce : Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu, Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu…«
Résonance Contemporaine:
Malgré son classicisme, Le Poème de l’Arbre résonne encore aujourd’hui. Dans un monde de plus en plus rapide et urbanisé, le désir de se reconnecter à la nature et de trouver la paix qu’elle offre reste profondément actuel. Ce poème peut même être perçu comme une invitation précoce à une conscience écologique.
N’hésitez pas à partager vos propres réflexions et interprétations de ce magnifique poème dans les commentaires ci-dessous !