Le Pont des Larmes Éternelles
Où la pluie en ses pleurs inonde les ténèbres,
Se dresse un pont de pierre aux arceaux inclinés,
Témoin silencieux des destins acharnés.
Là, glissant comme un spectre à travers les brumes froides,
Une femme, égarée en ses douleurs roides,
Avance d’un pas lent que le chagrin alourdit,
Son manteau délavé par les ans qu’il maudit.
Ses yeux, deux diamants noyés de nostalgie,
Cherchent dans l’infini l’ombre d’une magie,
Un reflet effacé, un serment envolé,
Que le temps, ce larron, lui jadis a volé.
Ses doigts tremblent, crispés sur une lettre ancienne,
Froissée par les sanglots d’une nuit aérienne,
Où l’encre autrefois vive, en signes délavés,
Murmure un adieu sombre aux rêves achevés.
« Ô toi qui fis de moi l’esclave d’un mensonge,
Dit-elle à l’horizon où la foudre allonge
Ses griffes de lumière en un fracas divin,
Pourquoi m’as-tu promise à ce voyage vain ?
J’ai marché sur les os des étoiles tombées,
Traversé les déserts et les mers sublimées,
Mais nulle vérité ne luit dans mon brouillard,
Sinon l’écho lointain d’un amour vieilli, tard. »
Le vent mord ses sanglots, la pluie mêle ses larmes,
Et le pont, gémissant sous le poids de ses charmes,
Semble dire : « Arrête-toi, enfant de l’errance,
La clé de ton enfer est dans ta souvenance.
Cherches-tu le passé, ce mirage trompeur,
Ou l’avenir voilé qui danse dans ton cœur ?
Nul ne revient entier du royaume des ombres,
Et le savoir absolu est un feu qui décombre. »
Mais elle, insensible aux avertissements,
Continue, enivrée par ses illusions,
Vers l’arche centrale où jadis, jeune et fière,
Elle avait cru saisir l’éternité première.
Là, sous un réverbère aux lueurs agonisantes,
Elle revoit son ombre, autrefois si dansante,
Et son rire léger, comme un cristal brisé,
Qui par les soirs d’été au fleuve s’est fondu.
« Je t’ai donné mon âme en guise de prière,
Crie-t-elle aux pavés que la bourrasque altère,
Et pourtant, chaque pas m’éloigne de tes bras.
Le destin, ce filou, rit de mes combats vains.
Où es-tu, toi qui jurais sous les cieux sans nuage
De m’attendre à jamais sur ce même rivage ?
Le pont est là, toujours, mais vide est son parapet,
Et l’heure du retour sonne en vain au cadran. »
Soudain, dans un éclair qui fend la nuit opaque,
Apparaît une forme, un souvenir fantôme :
Un homme au regard clair, vêtu de souvenirs,
Dont les mains transparentes effleurent les désirs.
« Regarde, dit la voix qui traverse les âges,
La vérité n’est pas dans ces vieilles pages,
Mais dans le choix tremblant d’accepter l’inconnu
Et de briser les murs que ton cœur a construits.
— Mensonge ! rétorque-t-elle, ivre de souffrance,
La vérité se cache au fond de la souffrance,
Et je saurai, dussé-je en mourir de douleur,
Arracher son secret à la terre en sueur.
Montre-moi le chemin, ombre vaine et séduisante,
Ou disparais à jamais dans l’eau gémissante !
— Malheureuse, dit l’ombre en un soupir de vent,
Tu confonds l’absolu et le néant vivant. »
Le fantôme s’évanouit, laissant dans son sillage
Un frisson de regret, un vertige sauvage.
La femme, plus pâle que les marbres du deuil,
Sent monter en son sein un océan d’orgueil.
« Puisque le ciel se tait et que l’amour m’abandonne,
Je ferai de ma chair une offrande à l’automne.
Que les flots emportent ce qui reste de moi,
Et que la vérité naisse de mon effroi ! »
D’un bond, elle franchit la rampe de pierre grise,
Et son corps, déchiré par la nuit indécise,
Plonge vers le fleuve noir, avide et sans remords,
Tandis qu’un cri déchire l’âme même des morts.
Le pont, impassible, garde en ses veines froides
Le secret éternel des amours trop audacieux,
Et la pluie, éternelle, enveloppe le monde
D’un linceul de silence où toute erreur se fond.
Au matin, les passants, troublés par ce mystère,
Liront sur une pierre, usée par les colères
Du temps et des saisons, ces mots à demi morts :
« Ici sombra un cœur qui cherchait le remords.
La vérité n’est pas un trésor qu’on déterre,
Mais l’acceptation du poids de la terre.
Malheur à qui poursuit, dans l’ombre et le tourment,
Le reflet éclatant d’un impossible aimant. »
Et chaque nuit, dit-on, quand la lune est voilée,
Une plainte s’élève au-dessus des chaussées,
Mêlant aux clapotis des flots lourds de tristesse
Le sanglot infini d’une éternelle détresse.
Le pont reste debout, gardien des vœux perdus,
Symbole du destin jamais résolu,
Où vibre à jamais, dans le vent et la brume,
L’écho d’un amour mort et d’une âme en consume.
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