Le Voyageur des Ombres Évanouies

Son manteau, gris miroir des nuages lointains,
Traîne avec lui le poids des saisons envolées ;
Son regard, lac obscur où nagent des naufrages,
S’égare vers un lieu que les ans ont éteint.

Il arrive un soir pâle, alors que les collines
S’enveloppent de deuil sous les crêpes du soir,
Dans un village morne où les pierres anciennes
Gardent l’âme figée des rêves désertés.

Les maisons, spectres creux aux volets délabrés,
Tordent leurs bras de bois vers un ciel indifférent ;
Les puits secs exhalent des murmures errants,
Comme un chant oublié que la terre a pleuré.

L’étranger reconnaît, sous la poussière obscure,
Les chemins où jadis ruisselait la clarté,
L’auberge où s’enlaçaient les rires et les peines,
L’église aux murs croulants, sanctuaire effacé.

« Ô murs silencieux, témoins de mes tendresses,
Rendez-moi les instants qui m’ont jadis fui !
Où sont-ils, les amis dont les voix en liesse
Animaient ces lieux morts d’un bonheur ébloui ? »

Mais le vent, à travers les pierres décharnées,
Ne souffle que l’adieu des heures sans retour ;
Les portes, en grinçant, redisent le détour
Des jours ensevelis sous les cendres des années.

Soudain, dans un halo de lune évanouie,
Une forme s’élève, spectre diaphane :
C’est Elle, dont les yeux, deux lacs d’azur païen,
Berçaient l’espoir vermeil des aubes infinies.

« Toi que j’aimais d’un feu plus pur que les étoiles,
Pourquoi revenir hanter ce royaume défunt ?
Les regrets sont ici les gardiens de nos tombes ;
Le passé ne consent qu’à mourir, jamais fuir. »

« Ombre chère, entends-moi ! Je cherche en ces décombres
La clé d’un paradis que j’ai perdu de vue,
Le souffle d’un matin où vivre sans combat,
Où nos cœurs enlacés défiaient l’aquilon. »

« Le temps, hélas, est maître en son domaine sombre ;
Ce qui fut ne peut renaître, excepté dans les songes.
Fuis ces murs condamnés à l’éternel hiver,
Ou ton âme, à son tour, deviendra leur prison. »

Mais lui, fou de douleur, embrasse le vertige
De ressusciter l’heure où battait leur destin.
Il arpente les lieux, déchiffre chaque signe,
Boit l’illusion vaine aux sources du passé.

Il revoit le jardin où, sous les branches frêles,
Elle offrait à l’été ses rires cristallins ;
Il entend, dans le puits, les serments enfantins
Que l’écho transformait en mélopées mortelles.

Pourtant, plus il s’enfonce en ces labyrinthes,
Plus le village obscur se dérobe à ses yeux :
Les murs fondent en brume, les sentiers en cieux,
Et l’horizon se tord en énigmes absconses.

« Non ! Ne me volez pas ce qui me reste d’elle !
Cria-t-il aux murs sourds, aux pierres sans pitié.
Je suis l’ultime anneau d’une chaîne brisée,
Le gardien obstiné d’un amour qui s’efface ! »

Alors, le sol trembla sous un rire de pierre,
Les corbeaux, en cercles, strièrent le ciel noir,
Et le village entier, tel un rêve qui meurt,
Se dissipa dans l’air comme un soupir de cendre.

Resté seul au milieu des ruines fantômes,
Le voyageur comprit, d’un cœur transpercé,
Que chercher dans la cendre un feu consumé,
C’est offrir son présent à l’oubli des royaumes.

Il tomba à genoux, étreignant l’ombre vide,
Tandis que le vent froid, funèbre confesseur,
Lui murmurait : « Ton âme est un miroir brisé
Où gît, en éclats d’or, l’image du passé. »

Ses larmes, gouttes d’encre au parchemin des âges,
Tracèrent un adieu sur la terre de deuil ;
Son corps, peu à peu, se changea en écueil,
Statue de douleur veillant sur les rivages.

Et depuis, quand la lune argente les collines,
On dit qu’un sanglot rôde entre les murs défunts,
Qu’une voix sans espoir appelle sans relâche
L’impossible retour des bonheurs révolus.

Ainsi périt celui qui, bravant les années,
Voulut capturer l’eau d’un fleuve disparu :
Son amour, sa raison, ses espoirs confondus
Ne sont plus qu’un murmure au vent des destinées.