L’Éphémère et l’Ombre
Un orphelin s’avance, pâle et le cœur fervent.
La forêt, labyrinthe aux voûtes de mystère,
Étend ses bras moussus sur un sol funéraire.
Ses yeux, deux diamants trempés de soif austère,
Cherchent dans l’infini la clarté éphémère.
« Ô vous, spectres muets des frondaisons profondes,
Montrez-moi le sentier où dorment les réponses !
J’ai marché sur les pleurs des matins sans aurore,
Portant comme un fardeau ce nom que nul n’honore.
Ma mémoire est un puits sans lune et sans étoiles,
Rendez-moi les échos de mes sanglantes voiles ! »
Un rire cristallin fend la brume qui pleure :
Une femme apparaît, spectre aux robes de fleurs.
Ses cheveux, filaments d’argent et de nuages,
Enlacent les rameaux en de pâles réseaux.
« Enfant perdu, dit-elle, as-tu compté les orages
Qui germent sous tes pas, semences de défaites ?
Je suis Clémence, sœur des regrets ineffables,
Gardiène des chemins que hantent les coupables.
Si tu veux traverser ce royaume de fièvres,
Donne-moi en tribut tes plus douces lèvres :
Le baiser que ta mère en naissant t’a volé
Sera mon dû, mon droit, mon prix démesuré. »
L’enfant tend vers la fée un visage de cendre,
Mais son souffle, déjà, se trouble et veut se rendre.
« Prends ce qui reste en moi de tendresse éperdue,
Si ce larcin peut rompre un destin qui me tue. »
Leurs bouches s’effleurent en un frisson glacé —
Soudain, le bois frémit, le ciel s’est obscurci.
« Va ! » crie l’apparition en fondant dans les branches,
« Suis la rivière noire où nagent les pervenches !
Là où les saules fous trempent leurs chevelures,
Tu trouveras celui qui lit les sépultures.
Mais souviens-toi, petit égaré de soi-même :
Chaque pas vers la vérité vole ce que tu aimes. »
Il court, l’âme en lambeaux, vers les eaux taciturnes,
Tandis que dans sa chair pleuvent des étincelles.
Les arbres maintenant ont des visages mornes
Qui sanglotent tout bas des complaintes éternelles.
« Pourquoi pleurez-vous donc, ô géants de détresse ?
— Nous pleurons nos espoirs changés en pierres froides,
Nos amours dévorés par le temps qui progresse,
Et nos noms effacés des livres de l’histoire. »
Au gué des souvenirs, un vieillard à barbe blanche
Tisse avec des roseaux des mots que l’eau épanche.
« Approche, voyageur au manteau de désastres,
Je suis le Scribe aveugle, gardien des désastres.
Chaque flot que tu vois est un rêve englouti,
Chaque pierre, un chagrin que la terre a vomi.
Dis-moi ce que tu cherches en ces lieux de vertige :
La vérité souvent n’est qu’un cruel prodige.
— Montre-moi les instants volés à ma naissance,
Ces secondes d’amour qui firent mon absence !
Qui étaient-ils, ceux-là qui m’engendrèrent mort ?
Pourquoi leur cœur battant devint-il une porte ? »
Le vieillard plonge alors ses mains dans les ténèbres
Et tire un miroir trouble où dansent des funèbres.
« Regarde, pauvre enfant de l’ombre et du hasard :
Ce reflet est le seul héritage égaré. »
L’orphelin fixe l’astre aux lueurs mensongères —
Et voit deux inconnus aux prunelles légères.
« Ces yeux sont-ils les miens ? Ces traits, ceux de mon père ?
— Non, ce sont les voleurs du lien sanguinaire.
Ils t’aimèrent d’un feu plus brûlant que les braises,
Mais l’aurore naissante emporta leur promesse.
Tu fus l’enfant conçu dans l’effroi d’un adieu,
Le fruit d’un désespoir qui n’appartient qu’aux dieux. »
Un cri fend la vallée où les échos s’étirent :
« Pourquoi m’avoir laissé si c’était pour me dire
Que je suis le débris d’un amour trop humain ?
— Ta vérité, mon fils, est un poison subtil :
Celui qui la découvre en oublie le chemin.
Tu n’es déjà plus rien qu’un souffle dans l’exil. »
Le garçon chancelle, saignant de mille plaies
Que creusent dans sa chair les mots du vieux prophète.
« Non ! Je ne veux pas choir dans ce néant de brume !
Rendez-moi mes printemps, mes hivers parfumés !
— Trop tard : chaque secret arraché te consume,
Tu n’es plus que l’argile où germent les damnés. »
La terre alors s’entrouvre en un grondement sourd,
Les corbeaux déchirés s’envolent vers les cours.
L’enfant tombe à genoux, sent ses forces défaites,
Tandis que ses cheveux blanchissent en tempêtes.
« Ô Clémence ! Ô Scribe ! Pourquoi m’avoir menti ?
— Nous t’avons donné ce que tu as demandé. »
Ses mains ne sont plus mains, mais branches desséchées,
Ses yeux, deux sources closes au bord du néant.
L’argile de son corps retourne à la poussière,
Son cœur bat un dernier chant dans la lumière.
La forêt tout entière exhale un long sanglot
Qui se mêle au vent triste où son nom se dissout.
Maintenant, quand la lune argente les fougères,
On dit qu’une ombre erre, courbant les bruyères.
Elle murmure encore des questions sans réponse,
Fantôme condamné à hanter les ronces.
Les voyageurs parfois, égarés par le sort,
Entendent son soupir qui demande : « Qui donc… ? »
Mais nul ne répondra à cette âme en détresse,
Car la vérité vraie est un miroir qui blesse.
Et la forêt, gardant son secret douloureux,
Enroule ses secrets dans les lianes creuses,
Tandis que dort en elle, éternel et pieux,
L’enfant qui voulut devenir fils des cieux.
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