Le Pont des Adieux
Une femme marchait, drapée en son mystère,
Ses pas résonnaient sur les pavés troublés,
Comme un chant funèbre égaré dans la terre.
Le pont, géant de pierre aux arceaux dévorés,
Portait les stigmates des siècles et des flammes,
Et la pluie, éternelle, en linceul déchiré,
Coulait en sanglots froids sur les épaules de l’âme.
Elle s’arrêta là, face au gouffre hurlant,
Ses mains tremblant encore du poids des anciennes chaînes.
Le vent mordait sa robe, habitacle tremblant,
Où se cachaient les cris d’une douleur certaine.
« Ô liberté ! » murmura-t-elle à l’abîme noir,
« Toi qu’on m’a promise au prix de tant de larmes,
Pourquoi ton souffle altier fuit-il mon désespoir,
Comme un mirage vain qui se joue des alarmes ? »
Ses yeux, deux océans où naviguaient les morts,
Fixaient l’horizon vide où son destin s’efface.
Nul ne sut jamais quels combats, quels remords,
Avaient creusé son cœur, désert sans aucune grâce.
Elle avait aimé, dit-on, d’un amour si pur
Qu’il brûla les serments et les cieux éphémères,
Mais les saisons, hélas ! changent sans aucun murmure,
Et l’hiver vint glacer ses printemps éphémères.
Un enfant lui fut donné, fruit d’un jour d’été,
Dont les rires montaient plus haut que les étoiles.
Mais le sort, ce brigand à l’œil démesuré,
Ravira son trésor dans un soir de batailles.
Le berceau devint tombe, et la mère, fantôme,
Errant parmi les murs où l’ombre avait parlé,
Cherchant en vain l’écho d’un souffle, d’un aroma,
Qui puisse apaiser son être décharné.
Depuis, elle parcourt les chemins sans visage,
Traînant comme un fardeau l’absence et le néant,
Espérant que la mort, ultime paysage,
Lui rende enfin ce nom que l’oubli prend en chant.
Ce pont fut son refuge, son dernier théâtre,
Où chaque nuit, en secret, elle revint
Dialoguer avec les fantômes du temps,
Et boire à la coupe des adieux infinis.
« Souviens-toi », lui souffla la pluie en frémissant,
« De ces matins dorés où la vie était tendre,
Où tes doigts enlacés formaient un firmament,
Et le monde, ébloui, semblait vouloir se rendre.
Mais les destins maudits, ces artisans sournois,
Ont tissé dans ta trame un fil trop éphémère.
Ton enfant n’est plus qu’un reflet dans les bois,
Une ombre qui se fond au crépuscule amer. »
La femme, à ces mots, sentit monter les larmes,
Brûlantes comme un fer sur un cœur déjà mort.
« Taisez-vous, souvenirs ! Épargnez-moi vos armes,
Laissez couler en paix ce qui reste de sort.
La liberté n’est rien si l’on perd ce qu’on aime,
Vaine est la conquête d’un ciel vide et glacé.
Je ne veux plus lutter contre le diadème
Que le chagrin pose sur mon front crevassé. »
Le pont gémit alors, comme une âme en détresse,
Et le fleuve, plus noir, hurla son désespoir.
« Viens ! » semblait-il crier dans sa sombre allégresse,
« Plonge en mes flots profonds, je saurai te recevoir.
L’oubli lave les plaies que nul ne peut atteindre,
Et la liberté vraie est au fond des torrents.
Cesse de résister, laisse-toi enfin étreindre
Par l’éternel repos que les vivants espèrent. »
Un éclair déchira la nue, illuminant
Son visage marqué par les guerres intimes.
Elle sourit, soudain, d’un sourire dément,
Comme si la folie avait pris ses cimes.
« Soit ! Puisque tout m’échappe et que rien ne répond,
Je rends mon âme au vide et mon corps à l’abîme.
Que les dieux oublieux, dans leur palais sans fond,
Me jugent à leur guise au terme de ce crime. »
D’un pas ferme et léger, elle franchit le bord,
Ses cheveux dénoués, ailes noires dans l’ombre.
Le vent tenta en vain de retenir son corps,
Mais déjà, dans les flots, elle devenait ombre.
La pluie cessa de choir, le pont sembla frémir,
Comme si l’univers retenait son haleine.
Et le fleuve, chargé d’un si lourd souvenir,
Roula vers l’infini sa vague plus qu’humaine.
Nul ne sut son nom, nul ne grava son histoire.
Seul un saule pleureur, près des eaux, incliné,
Murmure aux voyageurs passant après la gloire
Qu’une femme y chercha la liberté…
Et que le ciel, parfois, quand la nuit est trop lourde,
Laisse tomber des pleurs qui ressemblent aux siens,
Tandis que le pont veille, immuable et sourd,
Gardien silencieux des destins inachevés.
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