Le Pont des Ombres Éternelles
Une âme en lambeaux, vêtue de siècles orphelins,
Foule les pavés luisants de larmes anciennes,
Sous le ciel éventré dont les sanglots obliques
Cisèlent son visage aux traits de brume pâle.
Le pont gémit, arche tendue entre deux mondes,
Où le brouillard engouffre les échos du passé,
Et la rivière, langue froide et vorace,
Murmure aux noyés des promesses d’algues.
Elle avance, fantôme altier aux pieds de cendre,
Traînant son manteau d’ombres et de questions vaines,
Cherchant dans les reflets des flots tumultueux
La clé d’or qui délivre les mémoires enchaînées.
« Liberté, dit-elle aux gouttes indifférentes,
Es-tu ce vide entre mes doigts qui saisissent l’averse,
Ou ce vertige au bord du parapet mouillé
Où l’aile brisée d’un martin-pêcheur sanglote ? »
Nul ne répond, sinon le vent harpiste et sournois
Qui tord les branches en portant des noms effacés.
Elle écoute, penchée sur l’abîme liquide,
Les syllabes d’un amour perdu dans les tourbillons.
Un souvenir lui vient, lambeau de soie brûlée :
C’était un matin où les cerisiers pleuraient,
Des pétales mêlés à des adieux sans voix,
Et deux mains unies dans la crainte de l’aube.
« Pourquoi m’as-tu quittée ? » crie-t-elle au courant,
Mais le fleuve engloutit ses mots dans ses entrailles,
Et les remous, tels des serpents insatiables,
Dévorent jusqu’au sang de ses syllabes mortes.
Les heures tombent, cloches sans battant ni lumière,
Le crépuscule étend son linceul sur les eaux.
Elle marche, éternelle errante sans rivage,
Portant en elle un feu qui consume les pourquoi.
Soudain, une lueur naît sous l’arche profonde,
Phalène dansant avec grâce sur les vagues.
« Enfin ! » murmure-t-elle, et ses pas vacillants
Tracent un sillon d’espoir sur les pierres tremblantes.
La lumière grandit, fleur de lune aquatique,
Et dans son cœur éclôt un printemps éphémère.
Elle tend les bras, prête à briser ses entraves,
Mais le spectre doré n’est qu’un leurre des flots.
L’illusion se dissout en rires amers,
Laissant derrière elle un goût de cendre et de sel.
La nuit descend, plus lourde qu’un suaire de plomb,
Et l’âme comprend que sa quête est un miroir.
« Ainsi donc, gémit-elle, je suis ma propre geôle,
Le gardien zélé de mes ténèbres fertiles.
Ma liberté n’est que l’envers du mirage,
Une soif d’océan dans un désert de miroirs. »
Le pont maintenant frémit sous ses pas fragiles,
Les étoiles se voilent, complices du destin.
Dans les profondeurs noires où gît la vérité,
La rivière lui tend un pacte sans retour.
« Viens, souffle l’onde en caressant les pilotis,
Je suis l’oubli qui apaise les racines blessées.
Laisse-toi choir dans mes bras d’écume légère,
Et ton nom deviendra silence parmi les silences. »
Un sourire triste effleure ses lèvres pâlies,
Elle contemple longtemps les astres déchirés.
Puis, lentement, dénoue les rubans de sa mémoire,
Offrant au vent nocturne ses lettres jamais lues.
Un pas. Un frisson. L’ombre épouse la lumière.
Le pont retient son souffle, la pluie suspend son vol.
Dans un chuchotement de soie et de néant,
Son corps diaphane se fond dans les ténèbres liquides.
La rivière engouffre cette prière sans voix,
Emportant vers l’ailleurs les poussières d’éternité.
Au matin, il ne reste qu’une empreinte de brume
Et le pont qui se souvient d’avoir trop oublié.
Les saisons passeront, indifférentes et folles,
Effaçant même le deuil des pierres attentives.
Nul ne saura jamais qu’en ce lieu de détresse,
Une âme offrit son chant à la liberté muette.
Seul parfois, quand la lune argente les tourments,
On entend vibrer sous les arches mélancoliques
L’écho d’un rire pâle qui se défait en pluie,
Et le fleuve qui murmure : « Je t’avais prévenu. »
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