Les Ruines et l’Ombre
Un vieillard, spectre errant, foulait les pavés gris,
Ses pas creusaient l’écho des places sans délire,
Dans la cité morte où nul espoir n’a pris racine.
Les murs, jadis hauts comme des chants de victoire,
Étendaient leurs bras nus sous un ciel sans clarté,
Le vent rongeait les noms gravés dans la mémoire,
Et l’oubli, lent poison, avait tout emporté.
Son regard, lac profond où dormaient cent naufrages,
Cherchait en vain l’éclat d’un passé radieux :
Les tours aux flancs blessés, les jardins en nuages,
Les rires envolés en un monde ombrageux.
Il murmurait parfois des mots sans consonances,
Fragments d’un hymne ancien que les pierres savaient,
Quand soudain, dans l’étau des ruines immenses,
Une voix frêle monta, comme un rêve achevé.
C’était une enfant, pâle et sans diadème,
Ses yeux deux diamants trouant le crépuscule,
Portant dans ses cheveux les cendres du blasphème
Et dans ses mains, un lys aux pétales calculs.
« Pourquoi pleures-tu, l’homme aux prunelles d’automne ?
Lui dit-elle, le front ceint de mystère obscur.
Vois : le soleil défunt en nos ruines rayonne,
Et la nuit n’est qu’un voile où danse l’avenir pur. »
Le vieux, tel un chêne ébranlé par l’aquilon,
Fixa l’être léger, mirage ou vérité :
« Enfant, tu marches là où croule Apollon,
Tes pas foulent les os d’un peuple exsangue, usé.
J’ai vu ces murs puissants, ces arches triomphales,
Où la liberté, drapeau claquant sous les matins,
Faisait trembler les rois et vibrer les rafales…
Maintenant, tout est poussière et ventre de dédain.
On nous a pris le feu qui nourrissait les braves,
Le droit de dire « non » aux fers prêts à saisir,
Et ton lys, ô petite, est né dans l’ombre des caves,
Où la peur a scellé les bouches du désir. »
L’enfant, sans défaillir, tendit sa fleur fragile :
« Regarde : ce lys naquit des fentes du béton,
Son parfum est un cri que rien ne peut fossiliser,
Sa blancheur perce l’ombre où s’accroupit le tonnerre.
La liberté n’est pas ce drapeau qui se déchire,
Ni ces mots que le sang engrave au fronton nu.
Elle est ce geste lent qui soulève un sourire,
Quand l’âme, malgré tout, refuse les chaînons.
Je suis née des débris, des cendres et des ronces,
Mais j’ai choisi d’aimer ce qui reste à bâtir :
Chaque fêlure est un chemin, chaque ombre répond
À ceux qui savent voir au-delà du martyr. »
Le vieillard sentit choir le poids de ses années,
Comme un glacier fondant sous un souffle interdit.
Il prit la fleur, et dans ses pailles condamnées,
Crut voir germer l’éclat d’un monde qui grandit.
« Enfant, ton cœur ignore les morsures du doute,
Mais le temps est un loup aux crocs inapaisés.
Ce lys, si pur soit-il, périra sous la voûte
Où les cris de demain seront ensevelis.
Je fus comme toi, porteur d’aurores naissantes,
J’ai cru que l’homme avait soif d’infini dans l’œil.
Mais regarde ces murs : ce sont nos propres entrailles,
Déchirés par nos mains ivres de faux orgueils.
La liberté n’est qu’un mirage dans les sables,
Un chant que l’on croit fort jusqu’à l’avoir perdu…
— Non, vieil homme, dit-elle, écoute les fables
Que murmurent les morts sous les gravats vaincus :
Ils parlent d’un amour plus puissant que les armes,
D’un feu qui couve intact sous les décombres froids.
La liberté n’est pas le combat ni les larmes,
Mais ce qui reste debout quand s’efface l’effroi. »
Alors, dans un soupir que le ciel entier pleure,
Le vieux serra la fleur contre son cœur de sel,
Et ses yeux, deux vitraux brisés par les douleurs,
S’emplirent d’un azur plus vaste que le temps.
« Prends-moi la main, enfant, guide-moi vers ces traces
Où la vie, obstinée, défie le néant.
Montre-moi ces lys nés des veines des décombres,
Et ces murs qui, croulant, laissent entrer le vent. »
Ils marchèrent ainsi, fantômes complices,
Traversant l’océan des ruines sans nom.
L’enfant montrait du doigt, parmi les cicatrices,
Les signes ténus d’un printemps clandestin :
Ici, un lierre acharné léchant les pierres froides,
Là, un nid clandestin dans le creux d’un blason,
Plus loin, un mot gravé : « Espère » — et dans les cendres,
L’écho d’un clavecin jouant une chanson.
Mais soudain, le vieux homme chancela, livide,
Ses genoux rencontrèrent le sol des regrets.
« Vois, enfant, je succombe à l’âge qui me ronge,
Et ton lys, dans ma main, se fane à mon reflet.
J’aurais voulu croire, comme toi, à l’aurore,
Mais je ne suis que l’heure où le jour se détruit.
Emporte cette fleur, qu’elle soit semence encore,
Moi, je vais m’endormir dans le lit de la nuit. »
L’enfant, sans une larme, embrassa son front pâle,
Puis partit, sans tourner son regard en arrière.
Le vieux, couché en croix sur les dalles brutales,
Sentit monter en lui la marée dernière.
Et tandis que ses yeux se fermaient sur le monde,
Il vit, dans un éclair, l’enfant aux lys nouveaux
Devenir une flamme au seuil de l’ombre immonde,
Et les murs éventrés laisser passer les oiseaux.
La ville, sous la lune, étendit ses bras mornes,
Gardant dans ses entrailles l’espoir et le deuil.
Et quelque part, au loin, dans l’aube qui s’efforce,
Un lys poussait, fragile, entre les crocs du temps.
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