Que la terre enfante ou n’enfante pas,
que les ruisseaux coulent de miel ou de sang,
que notre regard s’aveugle ou s’arrête,
notre mémoire est longue ;
puisse-t-elle retrouver la cadence de nos vingt ans.
Je me souviens du matin des malédictions,
les rues de la ville frappées à mort,
le soleil parmi les livres vides.
et des maisons à bicyclette je me souviens.
Voici que l’histoire
se brise dans le vertige du sang, voici :
un conte se lève à chaque pas.
Comme un sarment sordide la chanson
met le pied dans ma poitrine…
les cavaliers lépreux…
le serpent endormi dans la chaleur d’une femme…
le serpent transformé en ceinturon de soie…
Du miracle millénaire je me souviens.
Voici,
voici que la forêt s’avance,
voici les arbres, à chacun son prénom, son état civil.
sa généalogie
voici que les montagnes, voici que les sources,
les fleuves, les océans, voici que les déserts
s’arrêtent au bas des remparts.
Plus
de chanson,
plus
d’histoire.
plus
la tête à rien.
Les ancêtres sur des porte-bagages,
les ancêtres à des années-lumière de mes paroles.
Voici le vent et le tambourin son compagnon.
Que dire du vent et du tambourin ?
Voici les soixante versets, couteaux
plantés dans la chair et dans le sang.
Voici.
voici la génération
à l’apprentissage des malédictions.
Au commencement,
il y avait
les tombeaux à longueur de journée.
La sagesse énergumène des
Livres saints.
Quant aux hommes,
quant aux bêtes,
ils naissent cuirassés de boue et de maladies.
La charrue composait des chansons.
la meule composait des chansons,
la marmite remplie de boniments…
Vint
le prophète muet
qui n’avait pas d’enfance.
Je me souviens des cheveux frottés
avec la fiente des hyènes,
et des anges assassinés dans les latrines…
Je me souviens du ciel dépecé,
des galaxies aux tripes chaudes
et des chats de gouttière
à coups de
talons
dans
les tempes.
Je me souviens des poteaux télégraphiques, des folles de
Casablanca, de l’enfant nourri de terre, de saisons et de
f salive, on lui acheta des babouches alchimiques, on lui
découvrit des ancêtres prophètes, le fkih-coiffeur-
dentiste-généalogiste le circoncit au pied de la jarre, et
la vieille, la petite vieille ratatinée lui dit :
Ne creuse pas de puits puisque tu as une source !
Quel arbre n’a jamais été secoué par le vent ?
Si tu veux du miel, mets ta main dans le rucher !…
Et j’appris les fables par les pieds.
Du soleil, je fis un oreiller.
Le ciel à genoux sur mon lit : un univers de cerfs-volants.
Mon sang,
mon sang peuplé de chevaux, je me souviens.
Qui rançonnera cette légende de pacotille
où des jeunes filles perdaient leur chevelure dans les fontaines
magiques ?
Qui rançonnera les matins légendaires
où le ciel s’ouvrait
par le ventre
sur des cavaliers blancs ?
Années de la gazelle,
années des sauterelles,
année du sabre et du canon,
année de la bonne saison.
Notre sang garde la saveur de la légende.
Qui apprendra les chansons analphabètes, des épines dans la plante des pieds, une caravane de mal foutus traqués par la peste et le trachome, les
Bni
Kalboun à l’est, les
Bni
Ara à l’ouest…
Aye petite mère.
parle-moi des silos de
Doukkala.
parle-moi de
Jebel
Akhdar.
chante-moi la complainte de
Hayna…
Hayna,
Hayna. quel est
ton dîner, ce soir où dormiras-tu ?
Mon dîner est
l’avoine et mon lit parmi les chiens !
Aye petite mère,
dans ce pays de crépuscules étranges,
on meurt sept fois de la mort qui ne finit pas.
Les aveugles nomment les météores.
les culs-de-jatte sautent les murailles,
les géants dans » oreille de la vache.
les mulets se nourrissent de beignets.
À l’appel des chacals les collines
répondent présent.
et les puces bénies de
Dieu, les puces par générations…
Ouak ouak !
Quelle est cette foule déguenillée scandant les miracles lunaires à deux heures du matin ?
Mais quelle est donc cette horde de mendiants dans les dédales préhistoriques de
Massa ?
Le
Mehdi reviendrait-il à dos d’âne en plein xxc siècle ?
Où es-tu,
toi, le poète qui perdis tes tablettes à
Ouijjane,
toi qui marchais pieds nus, le ventre vide,
à la conquête du système solaire ?
Quel poète,
quel poète parvenu aux confins du monde accrochera à une étoile le petit sac en cuir renfermant ses provisions de route ?
Moi, j’ai vu
le ciel rempli de plomb, j’ai vu les villes réduites au silence, j’ai vu la mort avec ses pantalons de grosse toile, elle était partout la bienvenue, elle prenait des petits taxis ou
bien elle roulait à bicyclette, quelquefois même elle sautait sur les fils télégraphiques, sur les persiennes et les terrasses, et elle chevauchait des nuages par-dessus les
bidonvilles.
Ne restent plus
que la sagesse excrémentielle,
de si vieux chacals
apprivoisés,
surpris dans leur ciel de peur et de sauterelles.
Ici,
on a brûlé toutes les forêts,
on a bu la dernière goutte.
Les yeux ne suffisent plus.
Les mots fous, les chansons à demi vêtues, les chansons frappées de corps froids, la halka au fond du puits, mon ami le tambourin est mort, on a jeté son cadavre aux
hyènes.
Là je m’arrête.
Me voici parmi personne.
Les fous seuls entendent les clameurs.
Le cerveau barbare,
un cimetière de rires et de sarcasmes.
Au fond, tout au fond de mes artères,
ma chanson au galop
sur des corps allongés.
Je suis debout parmi les tombes fraîches.