Le Pont des Regrets Éternels
Un orphelin hagard, les cheveux en désordre,
Foulait d’un pas fiévreux les ombres de la ville,
Cherchant dans chaque pierre un passé qui vacille.
Son cœur, lourd de secrets que nul ne déchiffra,
S’accrochait au reflet des ans évanouis ;
Le pont, géant de pierre où pleuraient les sirènes,
L’appelait tel un sphinx gardien de ses peines.
« Ô vieil arceau muet, témoin des jours anciens,
Toi qui vis s’effriter les rêves et les liens,
Rends-moi ce que le sort, cruel et sans visage,
M’arracha sans merci au seuil de mon enfance ! »
Mais le pont, impassible en son éternité,
Ne répondit qu’au cri des flots tumultueux,
Tandis que sur ses bords, pareilles à des voiles,
Dansaient les ombres d’or des feux d’un autre temps.
Il revit, ce soir-là, sous la nue écorchée,
Le visage adoré d’une mère penchée,
Ses doigts tissant l’espoir en dentelles fragiles,
Son rire, clair ruisseau dans un désert de brume.
« Mère, où donc es-tu parti quand vint l’hiver ?
Ta forge aux murs noircis, tes outils, ton audace,
Ne sont plus que poussière au vent de ma détresse… »
Le garçon étendit ses mains vers le néant.
Soudain, dans un éclair de pluie et de mémoire,
Un carrosse fantôme aux lanternes de soie
Traversa le pavé comme un rêve qui glisse,
Secouant dans son sillage un parfum de mélisse.
« Arrête ! » cria-t-il, courant vers le mirage,
Mais les roues de feu or franchirent l’horizon,
Laissant choir à ses pieds un médaillon terni
Où deux noms s’enlaçaient sous l’émail défait.
« Mathias… Éloïse… Ô vous, mes inconnus,
Était-ce votre amour qui fleurit dans ma rue ?
Ou votre abandon, larme au cœur de l’histoire,
Qui fit de moi ce spectre errant dans la nuit noire ? »
La pluie mordait ses traits, lavant l’or du bijou,
Quand une voix monta des eaux comme un remords :
« Je fus celle qui tint ce portrait sur son cœur
Avant que le destin n’y creuse son sillon.
Viens, enfant de mes pleurs, écouter ma romance :
J’aimai d’un feu si pur qu’il brûla l’espérance.
Ton père, ange guerrier tombé sous les épées,
Ne vit pas ton premier souffle à l’aube empoisonnée.
Je dus, pour te sauver des griffes du destin,
T’abandonner aux flots d’un fleuve incertain… »
L’orphelin, pétrifié, sentit sous ses paupières
Monter le sel amer des larmes héritières.
« Mère ! Pourquoi ce choix, ce deuil avant l’adieu ?
J’aurais bravé pour toi les enfers et les cieux !
— Le malheur, ô mon sang, est un maître inflexible :
Nos vies ne sont qu’un chant voué au crépuscule. »
Le fantôme tendit une main diaphane
Vers l’enfant dont les yeux cherchaient éperdument
À fixer dans la nuit ce sourire éclipsé,
Mais déjà s’effilait la vision passée.
« Non ! Ne disparais pas ! Reste, ombre ou mirage !
Parle-moi des matins où tu berçais mon âge,
De ces livres ouverts où dansaient les grammaires,
Des contes que tu liais aux fils de mes chimères ! »
Seul répondit à lui le clapotis des ondes,
Tandis qu’un chariot, chargé de drames sourds,
Passait en secouant des chaînes invisibles,
Rappelant au mortel que le temps est immonde.
Alors, pris d’un vertige où se mêlaient les âges,
Il gravit le garde-fou, statue en naufrage,
Et plongea vers les flots où dansaient les reflets
D’un palais de cristal peuplé de silhouettes.
« Je reviens ! » cria-t-il à l’écho du gouffre,
Mais le fleuve en riant déchira son étreinte,
Et ceux qui le cherchèrent au petit matin
Ne trouvèrent qu’un pli d’eau ridé par le vent.
Depuis, quand décembre étreint la cité morose,
Une ombre, dit-on, erre où le pont se dépose,
Murmurant des mots doux à des noms effacés,
Tandis que les flots noirs redisent le passé :
« Nul ne peut, sans périr, défier les années
Ni boire aux sources vives des amours fanées.
Le présent est un deuil que l’avenir construit –
Et la vie n’est qu’un pont entre l’aube et la nuit. »
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