Le Violon Brisé du Jardin des Oubliés
Au creux d’un siècle éteint, là où les murs murmurent,
Un jardin se dissimule, égaré sous les brumes,
Ses grilles mangées de lierre ouvrent un corridor
Où l’ombre danse en secret avec les fleurs déplumées.
Un homme y glisse, courbé sous le poids d’un étui,
Son violon, âme en bois, gémit sous les étoiles froides.
Ses doigts usés par les routes, ses yeux brûlés d’aurores,
Il cherche un refuge où poser ses mélodies orphelines.
II
La première note éclore en goutte de cristal,
Perçant le silence vert des arbres séculaires.
Un soupir répond alors, frêle écho dans les branches :
Une femme apparaît, spectre en robe de taffetas fané,
Ses cheveux, nuit dénouée, cascadent sur les épaules,
Et dans ses prunelles d’ambre brûle un feu clandestin.
— Qui es-tu, toi qui joues l’hymne de mes insomnies ?
— Un passant dont les accords cherchent un cœur pour éclore.
III
Les jours tissent leur toile en ce labyrinthe vert,
Lui, le saltimbanque errant, elle, la silencieuse reine
D’un domaine sans sujet où les roses ont des épines
Taillées en stylet d’argent pour percer les aveux.
Il joue. Elle écoute. Leurs regards nouent des liens
Plus forts que les serments gravés aux frontons des églises.
Mais la musique, traductrice des désirs interdits,
S’enroule en volute autour d’eux comme un lierre amoureux.
IV
Un matin de bruine où le ciel pleurait ses cendres,
Elle dépose un baiser sur l’ébène frémissant :
— Prends cette clef ancienne ouvrant la chambre aux songes,
Là où les miroirs sans tain gardent nos vérités nues.
— Pourquoi m’offrir l’accès à ton jardin intime ?
— Parce que tes doigts savent déchiffrer mes partitions.
Dans le pavillon noirci, entre velours et poussière,
Ils découvrent un cahier aux portées ensanglantées.
V
C’était son journal clos, partition d’une vie
Où chaque strophe racontait l’amour pour un inconnu
Rencontré jadis sous les tilleuls en fleurs,
Homme-oiseau disparu avec l’aube et les promesses.
— Ce fantôme que tu pleures n’est qu’un reflet de moi,
Dit le violoniste en frottant ses cordes troublées.
— Ne vois-tu pas qu’en nos cœurs bat le même poison ?
L’amour est toujours un exil quand il naît dans les ruines.
VI
Les saisons meurent en secret dans le jardin maudit.
Un soir, elle ne vient pas. Les bancs de pierre transpirent
Une sueur de gel blanc. L’étui reste muet.
Au pied du cerisier mort, une lettre se fane :
« Ils m’ont reprise. La loi des hommes veut des épouses,
Non des folles écoutant chanter les vents nocturnes.
Je pars où les miroirs ne renvoient plus nos visages,
Toi, brise mes dernières cordes : qu’aucun ne les joue. »
VII
Il défonce l’étui, lacère les boyaux tendus,
Mais dans le ventre ouvert du violon martyr
Brille un papier froissé – ultime message :
« Si tu lis ces mots, c’est que mon corps est cendre.
Sache qu’en te trahissant, j’ai trahi mon propre sang,
Car aimer, pour une femme, est parfois un crime d’État.
Le jardin gardera nos soupirs sous ses pierres,
Va, et que chaque printemps fleurisse notre tombe. »
VIII
Depuis, quand la lune argente les ifs du domaine,
On entend vibrer un air triste dans les fontaines taries,
Comme si l’âme du vent s’était faite instrument
Pour pleurer ceux qu’on enterre vivants sous les conventions.
Et parfois, près du pavillon aux volets scellés,
Un couple de colombes boit les larmes de la rosée –
L’une porte une plume noire, l’autre un ruban fané,
Epitaphes sans nom pour des amours mis en terre.
IX
Le musicien erre encore sur les routes crayeuses,
Son étui vide battant comme un cœur désaccordé.
Il chante pour les nuits qui ressemblent à son amante,
Pour les jardins fermés où croulent les secrets.
Mais nul ne voit dans ses yeux l’étincelle éteinte,
Nul ne devine qu’il porte en ses flancs transis
Tout un univers de notes mortes avant d’éclore,
Cercueil mélodieux où repose l’impossible.
X
O vous qui passez près des murs couverts de ronces,
Arrêtez-vous un instant : écoutez le silence.
Il contient plus de vie que toutes les musiques,
Plus de vérités que les livres aux pages dogmatiques.
Car chaque soupir étouffé, chaque baiser contrarié
Est une symphonie inachevée qui hante l’éternité.
Le jardin dort toujours, son secret clos dans ses entrailles,
Monument dressé pour tous les amours que le monde assassine.
« `