Le Naufrage de l’Âme
Un homme, égaré sur un pont de granit,
Contemple l’abîme où son destin finit,
Ses yeux noyés d’ombre et de sel.
La pluie, éternelle et froide complice,
Tisse un linceul gris sur les eaux en courroux,
Et le vent, sinistre et funeste époux,
Chante l’hymne amer du supplice.
Il fut marin jadis, prince des flots mouvants,
Dont le cœur roulait comme l’onde indocile,
Mais les astres morts ont trahi son exile,
Le livrant aux courants dévorants.
Son navire, hélas ! n’est plus qu’un bois pâle,
Un spectre échoué dans la brume des jours,
Où les souvenirs, tels de muets vautours,
Dévorent les lambeaux de râle.
« Ô toi qui jadis m’as appris les horizons,
Mer cruelle et douce en tes caprices fous,
Pourquoi m’as-tu pris ce qui fut mon époux,
Ma raison, ma force, ma maison ? »
Il parle à la nuit, mais la nuit est sourde,
Ses mots se dissolvent en échos lointains,
Comme des oiseaux blessés en leur déclin,
Qui tombent dans l’oubli sans bourre.
Un fantôme blanc surgit dans la brume :
C’est Elle, la absente aux cheveux d’algue noire,
Dont les mains jadis guidaient son histoire,
Mais son visage n’est plus que écume.
« Reviens ! » crie-t-il d’une voix déchirée,
Mais l’ombre s’effile en riant sous les cieux,
Et dans ce rire pleurent tous les adieux,
Tous les naufrages ignorés.
Il marche, il trébuche au bord du vertige,
Ses pas sont des strophes d’un poème perdu,
Chaque goutte d’eau un vers suspendu
Dans le livre noir du prodige.
Les récits d’autrefois, ces îles lointaines,
Où le soleil dansait avec les embruns,
Ne sont plus que cendres aux creux de ses runes,
Et la mer mange ses empreintes.
Soudain, une lueur, faible et tremblotante,
Perce la tempête en un geste vainqueur :
C’est le phare ancien qui veille au malheur,
Gardien des âmes errantes.
« Espoir ! » murmure-t-il, tendant ses bras fiévreux,
Mais le feu s’éteint dans un sanglot amer,
Comme s’évanouit le dernier éclair
D’un rêve trop audacieux.
Et le pont gémit sous ses pas qui chancellent,
Les planches, témoins de ses deuils enfouis,
Craquent en révélant les mornes nuits
Où les étoiles étincellent.
Il voit se lever, du fond des années,
Le visage aimé qui l’appelle en silence,
Mais quand il s’approche, il ne trouve en présence
Que les larmes abandonnées.
« Oublie… » dit la voix des vagues profondes,
« Oublie ton nom, tes combats, tes soleils,
Laisse-toi couler dans mes bras sans sommeil,
Je suis la mère des mondes. »
Et lentement, ses mains, de fatigue lasses,
Lâchent la rampe rouillée du destin,
Son corps se penche, délié soudain,
Vers les ténèbres voraces.
Dans la chute, il revoit sa vie entière,
Les ports illuminés, les matins dorés,
Les chants des dauphins sur les mers sacrés,
Et les baisers de lumière.
Puis plus rien. Seulement l’eau qui l’enlace,
Le sel qui dévore et le courant sournois,
Emportant avec lui, dans un dernier effroi,
La mémoire qui s’efface.
Sur le pont désert, la pluie continue,
Lavant les vestiges de son dernier cri,
Et la mer, apaisée, enfouit dans son lit
L’écho d’une âme perdue.
Ne reste qu’un chapeau, froissé par l’orage,
Un livre fermé dont les pages de sang
Racontent en secret, sous un titre absent,
L’ultime voyage d’un sage.
Et les flots, savants, murmurent encore :
« Tout homme est un vaisseau qui cherche son port,
Mais le plus beau phare est celui qui dort
Dans l’abîme où naît l’aurore… »
« `