Le Pont des Regrets Évanouis
Un homme en manteau noir, pâle comme un linceul,
Cherche dans les vapeurs du fleuve qui le berce
L’âme perdue d’un songe où flotte encore un lèvre.
Ses doigts tremblent, pareils à des branches mordues
Par l’hiver, serrant en vain une palette morte
Dont les couleurs en pleurs dégoulinent trop fortes
Sur le gris infini des eaux et des nuées.
Il murmure un prénom que la brume étouffa,
Écho d’un pas dansant jadis sur les pavés,
Ombre qui traversa sa toile inachevée
Avant de s’effacer comme un astre en été.
La pluie tisse sa plainte en fils d’argent fluides,
Brouillard monte en dansant des profondeurs liquides.
Soudain, sous un réverbère à la lueur fêlée,
Une forme se dresse — spectre ou souvenir ? —
Robes de tulle gris où s’accroche le désir,
Yeux deux lacs nocturnes où son âme a sombré.
« Tu cherchais la beauté qui fuit ton pinceau lâche,
Mais l’art n’est qu’un miroir brisé par les années…
Vois comme tu saignas mes traits illuminés
Pour en faire un reflet que le temps effilache. »
Le peintre tombe à genoux, boue souillant ses mains,
Reconnaît dans ces traits que les larmes estompent
Celle qui fut jadis son modèle et son ombre,
Morte un soir de décembre en silence, sans témoins.
« J’attendais ton retour sur ce pont où j’expire,
Prisonnière des plis du brouillard et du vent…
Ta dernière œuvre vit dans mon cœur dévorant :
Un portrait inachevé que la pluie déchire. »
Elle tend vers lui des mains de brume et de reflets,
Dans sa paume entrouverte un œillet flétri tremble,
Fleur offerte autrefois puis rejetée ensemble
Avec les serments vains et les baisers muets.
« J’ai cru trouver en toi l’éclat qui dure et sauve,
Mais tu n’as peint de moi qu’un sourire fané.
Mon amour était nu, fragile, abandonné —
Tu l’as couvert de fard comme on masque une fauve. »
L’artiste veut crier mais sa voix se dissout,
Les mots montent en bulles vers les cieux de suie.
Il saisit le corsage humide qui le fuit,
Ne retient qu’une épingle argentée à son pouce.
« Regarde ! » dit la morte en déchirant sa robe —
Sous l’étoffe pourrie, un vide cristallin :
À la place du cœur, un cadre en or bruni
Où pourrit lentement leur portrait qui dérobe
L’ultime étincelle de ses vingt ans enfuis.
Le vent tourne soudain, mordant comme un reproche,
La silhouette fond en pluie fine et s’approche
Pour poser sur son front un baiser de néant.
« Adieu. Ton chef-d’œuvre gît au fond de mes blessures :
Ce visage que j’eus avant que tu le peignes,
Plus vrai que tous les faux sourires que tu feignes…
Cherche-le dans la boue où dorment les peintures. »
Le peintre reste seul avec son ombre vaine,
Les gouttes font danser mille cercles maudits
Sur l’eau qui engloutit pinceaux et paradis.
Il plonge bras ouverts dans la vague incertaine,
Croyant étreindre enfin la forme insaisissable —
Mais le fleuve en riant jette sur le pavé
Son corps sans vie habillé de bleu délavé,
Tandis que dans les cieux crevant le ciel de sable,
Un arc-en-ciel cruel naît… et meurt innommé.
Au matin, sur la berbe, entre joncs et décombres,
On trouve une palette où surnage un sang bleu,
Un œillet desséché pris dans un nœud de queue,
Et l’ombre d’un baiser sur les pierres des ombres.
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