Le Songe Évanoui du Voyageur
Se dresse un village pâle, spectre aux pierres dormantes,
Ses toits effrités portant le deuil des cieux anciens,
Ses chemins sans clarté que nul soleil ne vient.
Un étranger s’avance, las des routes mondaines,
Vêtu de songes lourds et de poussière vaine,
Cherchant l’écho perdu d’un nom jadis murmuré
Qu’un vent cruel, un soir, emporta dans les prés.
Les portes closes fuient son ombre égarée ;
Seul un vieillard, gardien des légendes fanées,
Lui tend un pain d’oubli cuit au four des regrets :
« Partez, homme sans lieu ! Ici, tout est secret.
Nos murs sont les tombeaux des espoirs éclipsés,
Nos puits gardent l’eau noire où les rêves sont noyés.
Fuyez ce sol maudit où les âmes en peine
Errent, cherchant en vain la clé de leur haleine. »
Mais le voyageur, sourd aux mots du vieux sage,
S’enfonce au cœur du bourg, traversant le mirage
Des fenêtres sans vie où dansent, par instants,
Des reflets de visages aux sourires flottants.
Une enfant au regard de lune évanouie
Lui tend une fleur sèche exhalant une pluie
De parfums oubliés : « Prends ceci, voyageur,
C’est le dernier soupir de nos cœurs en langueur.
Va vers la forêt sombre où nul sentier ne guide,
Là où le temps lui-même a perdu son guide.
Cherche la source obscure où dort, sous un drap d’or,
Le miroir qui dévoile ce que la nuit recourt. »
Il obéit, guidé par les chuchotis vagues
Des arbres tordus dont les branches sont bagues
Scellant des pactes noirs avec l’éternité.
Ses pas creusent la boue des anciens étés.
Soudain, une clairière où tremble une fontaine
Dont l’eau, plus noire encor que les abîmes pleines,
Reflète un ciel absent. Un spectre, là, debout,
Lui tend un vase d’ombre : « Bois, et connais tout.
Ce breuvage est la fin de toute nostalgie,
La coupe où s’engloutit la mémoire rougie.
Mais gare à qui défie les lois de l’entre-mondes :
Tu deviendras toi-même un fantôme sans onde. »
Le voyageur, épris de l’appel du néant,
Saisit le vase obscur d’un geste défaillant.
L’eau coule en lui, glacée, effaçant paysages,
Noms, visages aimés, et jusqu’à son propre âge.
Il chancelle, et déjà ses mains sont transparentes,
Ses cheveux ne sont plus que brume inconsistante.
La forêt autour lui rit d’un rire de fer
Tandis qu’il disparaît, grain perdu dans l’hiver.
Au village, nul deuil, nul écho de sa chute ;
Les murs restent muets, les portes toujours closes.
L’enfant à la fleur sèche effeuille sans remords
Des pétales qui sont autant de jours morts.
Le vieillard murmurait, regardant l’horizon :
« Combien viendront encore, croyant trouver raison
À leur soif de l’absolu, à leur faim d’infini ?
Leur cendre est le liant de nos murs de granit. »
Et la nuit avala d’un seul soupir vorace
L’empreinte du passant qui rêva d’autre espace.
Rien ne reste de lui, pas même un lent frisson :
Le village oublié fut sa seule prison.
Ainsi va la légende en ces contrées vaines
Où les hommes, captifs de leurs propres haleines,
Cherchent en gémissant un ailleurs idéal
Et ne trouvent au bout qu’un miroir de cristal
Où se reflète, amer, sous la lune qui saigne,
Le vide éblouissant de ce qui les enseigne :
Que nul ne peut franchir le seuil du songe vain
Sans y laisser son cœur et son nom, chemin chemin.
Le voyageur n’est plus qu’un souffle dans les branches,
Un murmure confus que le vent désenchante,
Et la fontaine boit les pleurs des insensés
Qui crurent un instant dompter l’éternité.
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