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Cette Vie a Nous

Louis Aragon, figure emblématique de la poésie du 20ᵉ siècle, nous livre avec ‘Cette Vie à Nous’ une réflexion profonde sur la mémoire et le temps. Écrit dans un contexte marqué par les tumultes politiques et sociaux, ce poème évoque les souvenirs d’une vie partagée, les douleurs de l’absence et l’espoir persistant malgré les épreuves. À travers une écriture riche et évocatrice, Aragon nous invite à ressentir la profondeur de ses émotions et la force des liens humains.
A Guendrikov pereoulok nous étions tous ensemble assis Autour de la table dans la pièce commune comme si Dans l’encadrement de la porte il allait à l’instant paraître Trop grand pour les meubles-jouets comme un soleil pour les fenêtres La mort en cinq mois aisément d’habitude on s’y habitue Tout homme on en parle au passé sur-le-champ quand sa voix s’est tue Qu’il vous hante c’est une idée un artifice de mémoire Mais quand dans la chambre à côté s’ouvrait la porte de l’armoire Et l’on voyait pendre au revers ses cravates qui est-ce qui N’aurait derrière soi cru voir soudain passer Maïakovski On a beau faire on a beau dire il est là joue aux cartes fume Et ses vers chantent quelque part dans la poche de ses costumes Il s’étire un peu c’est cela que vous appelez voyager Avec ces épaules qu’il a les horizons lui sont légers 1 lui faut l’espace des mers pour que son poème appareille U lui faut la roue et le rail pour scander la rime à l’oreille U dit qu’il partira demain sans savoir encore pour où Pour Paris ou pour le Pamir pour la Perse ou pour le Pérou Le monde est pour lui du billard et rouge en tête la parole Roule à travers le tapis vert et fait à tout coup carambole Hélas il est vraiment parti Pourquoi Le saura-t-on jamais Le demander serait féroce à ceux-là qui vraiment l’aimaient Tant de fois il avait promis de ressusciter des enfers Ça semblait une métaphore Au moins une drôle d’affaire On en a le cœur à l’envers maintenant quand on le relit Et s’il s’en revenait un jour Taisez-vous je vous en supplie La Neva ne dérive plus d’ours comme lui pris dans ses glaces Il ne sera qu’une statue un boulevard un nom de place Familièrement l’oiseau viendra se poser sur son bras Dans le bronze du vêtement c’est le vent qui frissonnera J’aurai toujours devant les yeux le Mostorg de mil neuf cent trente Grande halle mal éclairée et rien du tout ou presque en vente Comptoirs déserts avec une maigre marchandise dans un coin Que les gens comme du brouillard se contentent de voir au loin Sous les longues banderoles de toile rouge à lettres blanches Où sur la pauvreté de tout l’avenir prenait sa revanche Des paysans dépaysés des femmes demandant les prix Il y avait au fond un sombre rayon de joaillerie Cinq petites cuillers en argent que gardait un employé pâle Et la neige faisait à terre un réseau de pas triste et sale J’ai connu les entassements entre des murs jamais repeints J’ai connu les appartements qu’on partage comme une faim Comme un quignon de pain trouvé l’angine atroce des couloirs Les punaises les paravents les cris et les mauvais vouloirs J’ai connu le manque de tout qui dure depuis des années Quand une épingle est un trésor Et les enfants abandonnés Et tous les soirs dans les tramways ces noires grappes de fatigue Aux marchepieds où les fureurs et la brutalité se liguent Et les souliers percés l’hiver dans une ancienne odeur de choux Et les bassesses qu’on ferait pour s’acheter des caoutchoucs Pourtant c’est dans ces heures-là cette crudité d’éclairage Je ne m’explique aucunement comment s’est produit ce mirage Que j’ai pour la première fois senti sur moi des yeux humains Frémi des mots que prononçaient des inconnus sur mon chemin Tout comme si j’avais reçu la révélation physique Du sourd à qui l’on apprend un jour ce que c’est que la musique Du muet à qui l’on apprend un jour ce que c’est que l’écho L’ombre a pour moi pris la clarté des nuits qu’a peintes Dovjcnko Je me souviens C’était alors Un film intitulé La Terre Le clair de lune était si beau qu’il n’y avait plus qu’à se taire Il s’échappa du serre-tête une mèche de cheveux blonds Grande fille couleur de pierre au fond de la pile d’un pont Qui creusait la boue et le fleuve Elle s’arrête elle s’étonne De tant de gens sur le chantier O Dnieproguess ô pluie d’automne Ô grand barrage d’espérance et devant l’ennemi demain Tant de courage et tant de peine il sautera des mêmes mains Un soir de Nice on écoutait la radio douze ans plus tard J’ai retrouvé ce souvenir la fille blanche et son regard Et j’ai revu tous les détails de ce travail mal défendu Et les morts et les survivants qui vont rêvant au temps perdu Comment trouver les mots pour exprimer cette chose poignante Ce sentiment en moi dans la chair ancré qu’il pleuve ou qu’il vente Que tout ce que je fais tout ce que je dis tout ce que je suis Même de l’autre bout du monde aide ce peuple ou bien lui nuit Et nuit à mon peuple avec lui Crains ah crains jusque dans tes rêves Quand l’outil pèse qu’on soulève d’agir comme un briseur de grève Et je vois les gens ricaner supérieurs indifférents L’architecture leur déplaît Bien sûr c’est aux chefs qu’on s’en prend Mais ceux qui saignent de tenir une pierre un câble une corde Que venez-vous leur raconter professeurs de miséricorde
À travers ‘Cette Vie à Nous’, Louis Aragon nous rappelle l’importance des souvenirs et des relations humaines. N’hésitez pas à explorer davantage ses œuvres pour découvrir d’autres facettes de son génie poétique ou à partager vos réflexions sur ce poème marquant.
Auteur:Louis Aragon

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