L’Âme Oubliée des Clochers Déchus
Un village se meurt sous les brumes d’hier,
Ses pierres érodées par les pleurs de l’averse,
Ses toits de tuiles fous penchés vers l’infini.
Là, rôde une âme en deuil, spectre aux mains diaphanes,
Vêtue du linceul des souvenirs fanés,
Cherchant en vain l’écho des rires disparus,
Le parfum des lilas qu’un siècle a dévorés.
Elle erre entre les murs où la ronce s’enroule,
Effleure les volets clos par l’éternel adieu,
Et murmure aux pavés les noms des ombres folles
Qui dansèrent jadis sous les frênes en feu.
« Ô temps, rends-moi les jours où la clarté dansante
Couvrait d’or les chemins et les cœurs éblouis !
Où l’âtre réchauffait les contes de l’enfance,
Où l’on croyait encore aux printemps éternels… »
Mais le vent, en réponse, agite les feuillages
Comme un rideau de deuil sur un théâtre éteint,
Et dans l’air alourdi de nocturnes présages,
Seul gémit le ruisseau, funèbre et cristallin.
L’âme, les yeux levés vers le clocher sans cloche,
S’attache à deviner l’heure qui ne vient pas :
Minuit figé au cadran des douze étoiles mortes,
L’aiguille de son cœur transperce un noir atlas.
Elle revoit la place où, vivante, elle aima
Un homme au regard d’aube et aux silences clairs,
Dont les doigts assemblaient les roses et les phrases
Pour tresser des sonnets aux reflets éphémères.
Maintenant, sur les bancs de pierre abandonnés,
Le lichen écrit seul des poèmes sans rimes,
Et l’ombre de l’amant, dissoute en quelque brume,
N’est plus qu’un souffle errant dans les soupirs du soir.
« Reviens ! » crie l’âme en proie aux fièvres du passé,
Mais l’écho, par pitié, dérobe son mensonge :
Nul ne répondra plus à cet appel blessé,
Le présent est un puits où tombe tout les songes.
Pourtant, elle s’obstine à frapper aux portiques
Des maisons qui n’ont plus de clés ni de regards,
À caresser l’argile éventrée des poteries
Où dormaient les secrets des tendres confidents.
Soudain, dans le lointain, une lueur s’élève :
Chimère ou lanternes des pêcheurs de mémoire ?
Elle court, déchirant son voile de tristesse,
Vers ce mirage ardent qui ressuscite l’espoir.
C’est la vieille auberge où brillait la jeunesse,
Où les vins généreux chantaient dans les carafes,
Où les voix enlacées défiaient les ténèbres…
Hélas ! Les murs croulants ne sont qu’un leurre amer.
Les tables pourrissent sous les pleurs de la lune,
Les verres en éclats jonchent le sol glacé,
Et dans l’âtre sans feu, la cendre importune
Raconte les adieux qui n’ont jamais cessé.
L’âme, telle Orphée au seuil des ombres vaines,
Tend les bras vers un temps que les dieux ont scellé,
Mais chaque pas en avant creuse un gouffre immense
Où s’engloutit l’instant qu’elle voulait saisir.
Alors, elle comprend que le destin se joue
Dans ce ballet cruel de néant et de deuil :
On ne traverse pas le miroir des années
Sans y laisser son souffle aux griffes du cercueil.
Elle s’agenouille alors parmi les feuilles mortes,
Étreint la terre humide où dort son ancien nom,
Et lentement, son corps de brume et de nostalgie
Se dissout dans la nuit qui mange l’horizon.
Le village s’endort sous son linceul de givre,
Les corbeaux de l’oubli picorent son passé,
Et quelque part, au fond des abîmes du livre
Où s’écrit l’univers, un sanglot s’est posé.
Reste cette morale, amère et sans éclat :
Nul ne doit défier l’ordre noir du chronos,
Car même les regrets, ces rois de l’impossible,
Ne ramènent jamais les printemps de jadis.
Seul persiste, au matin, un frisson dans les branches,
Un murmure qui semble dire : « Souviens-toi… »
Mais les vivants, pressés, n’entendent pas ces plaintes,
Et le soleil levant consume même l’effroi.
Ainsi meurt chaque jour l’âme des nostalgies,
Écrasée sous le poids des heures sans merci,
Tandis que le village, spectre parmi les spectres,
Continue de rêver qu’il fut un autre lui.
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